« L’Histoire secrète de Kate Bush (& l’art étrange de la pop) » de Fred Vermorel et « Les Heures défuntes » d’Alice Butterlin (Le Gospel)

« L’Histoire secrète de Kate Bush (& l’art étrange de la pop » de Fred Vermorel et « Les Heures défuntes » d’Alice Butterlin (Le Gospel)

Ont paru au mitan de l’année 2022, deux ouvrages dont la publication est à noter particulièrement pour deux raisons. La première, est qu’il s’agit de deux livres qui marquent la naissance d’une nouvelle aventure éditoriale (apparition salutaire toujours à chérir) des camarades du fanzine Le Gospel déjà forts d’une présence sur écran et sur papier, et d’une première incursion du format de poche avec les deux petits opus d’Adrien Durand (Je n’aime que la musique triste et Je suis un loser, baby « en finir (ou pas) avec les années 90 » tous deux sortis en 2021). La seconde, est que ces deux titres forment une sorte de manifeste programmatique, chacun tels proue et poupe d’un même navire, promettant, nous l’espérons, de belles publications à venir autour de l’idée de ce que peut apporter la matière texte à notre sujet fétiche, à savoir toute chose pop scrutée par des regards singuliers. Le pas de côté est ambitieux et assez excitant du point de vue du lecteur, avec un pied bien au nord ancré aux mythes immémoriaux et contemporains autour de la figure de Kate Bush, et un autre, fiché en plein est, mélancolique et subjectif, issu de l’âme profonde d’une jeune autrice en devenir. Deux fantasmagories à 40 ans d’écart, deux points à l’extrémité d’une tangente littéraire à parcourir avec délice.

kate bushL’Histoire secrète de Kate Bush (& l’art étrange de la pop) de Fred Vermorel est une sorte d’artefact unique en son genre. Parue outre-Manche en 1983 et inédite encore en français à ce jour, cette Histoire secrète et née du désir de Vermorel de subvertir l’idée même de la biographie et de sa fascination pour une Kate Bush déjà célèbre — qui n’a alors pas encore sorti son magnum opus qu’est Hounds Of Love (1985) et avant le choix de la réclusion — donnant à ce texte un étrange effet prémiciel pour le lecteur contemporain. Le bâti de cette anti-biographie, genre pour lequel Vermorel s’est illustré par ailleurs à propos d’autres artistes (Vivienne Westwood, les Sex Pistols), s’articule presque comme une paradoxale ironie doublement exacte d’un faux-documenteur (et si l’on ment deux fois, cela veut dire qu’on touche à une certaine vérité). Les moindres détails réels de la vie de Kate Bush sont travaillés pour trouver avec avidité du signifié par coïncidence poétique (un ancêtre ivrogne qui meurt au détour d’un chemin boueux, un autre qui s’affirme en objecteur de conscience, toute une branche généa-logique remontant jusqu’aux Vikings, l’étymologie du prénom Catherine…) Et leur recherche obsessionnelle permet par une sorte de magie d’aller vers ce que veut faire dire l’acte de mise en biographie. On ressent la belle érudition de Vermorel qui par touches fait rebondir ce qu’il trouve avec ce qu’il sait du cœur anglais de l’affaire, les paysages, les lieux, les chants, les poèmes semblent dire en chœur qui est vraiment Kate.

L’enquête envoûtante de Vermorel, émaillée de témoignages d’âmes qui ont croisé Cathy Bush dans la vraie vie, s’emballe merveilleusement dans la seconde partie de l’ouvrage, et nous fait comprendre quelque chose que seul le futur a prouvé ensuite : le caractère unique de la personnalité et de la carrière de Kate Bush et leur importance. On est loin, très loin, des projections individuelles à côté de la plaque sur qui sont les stars de la pop, et souvent hélas aussi particulièrement rivées à la vision que l’on a des vies et ambitions des artistes féminines. On est tout à fait aussi à l’opposé d’un étalage trop malin de faits qui sans cœur dans la plume restent froids. Vermorel prouve avec son geste d’auteur que le caractère obsessionnel du décorticage méticuleux de qui sont ces êtres hors du commun de la pop culture que nous adorons adorer, peut également par respect pour leur destin faire œuvre et transcender le simple récit d’une succession d’événements biographiques en disant avec soin, par là même, qui nous sommes face à tout cela. Le plan biographe de Vermorel me fait penser à deux livres chers à mon cœur que je ne peux m’empêcher de mentionner ici : d’abord l’ancêtre du rêve biographique, soit Les Vies imaginaires de Marcel Schwob et Pink Floyd en rouge (roman en 30 confessions, 53 témoignages, 27 lamentations dont 11 outre-mondaines, 6 interrogations, 3 exhortations, 15 rapports, une révélation et une contemplation) de Michele Mari qui est la plus belle non-biographie de Syd Barrett lue jusqu’ici.

Fred Vermorel témoigne sur l’écriture de L’Histoire secrète de Kate Bush. Extrait du documentaire Come Back Kate (de Quirine Racké et Helena Muskens, 2007)
Alice Butterlin (photo : Morgane Samson)
Alice Butterlin / Photo : Morgane Samson

Les Heures défuntes d’Alice Butterlin aurait pu de son côté porter le titre « De l’autre côté du miroir, et ce qu’Alice y trouva ». Ce rêve-là porte en lui aussi à sa façon un fort désir de faire livre et j’oserais presque dire d’entrer en littérature comme on entre dans les ordres (avec foi et sans concession). Ces Heures sont une série de 13 textes courts pétris de la volonté de s’emparer ce qui habite l’esprit et d’un certain empressement à les dire avec le cœur. Ils s’attachent chacun à faire le lien entre la chronique des hauts faits des hérauts de la pop culture (principalement musicale, mais pas que) et comment ces personnages, ces créatures quasi-déiques, ont envahi nos vies jusqu’à effectivement les transformer. La puissance d’évocation de ces mutations s’envole parfois pour prendre la forme de petits contes fantastiques où le corps est à l’épreuve des sensations, des sentiments souvent issus de l’expérience de l’écoute solitaire des sons. Il en découle un plaisir certain de lecture et l’on se laisse surprendre par le prochain clin d’œil référentiel au détour de chaque page, une jolie bulle couleur de nuit soufflée en mots, une poche gastrique qui reflue enfin nos amours adolescentes.

Et à chaque époque ses marottes, les enfants de la fin-du-siècle s’y retrouveront ici sans mal : dans une communauté de maux partagés, de mélancolies propres à ce qui suit à présent, de la nostalgie des technologies passées ou du jour qui hantent et aux sœurfrères d’âme d’une famille que nous nous sommes choisis. Chaque texte emprunte à un ésotérisme d’une sélénité séduisante mi-jour mi-nuit (soit chien ET loup à la fois), où l’on retrouve en vrac : Bradford Cox en reclus de Neptune, Pharmakon à la racine viscérale de son nom, Nan Goldin, Mount Eerie, Trish Keenan, Harold Budd, Carl Michael von Hausswolff, Kierkegaard et Elliott Smith au cimetière… En funambule sous l’astre de nuit, on sent aussi Edgar Allan Poe et H. P. Lovecraft pointer leur nez. Une sorte de sorcellerie maline due peut-être à une communauté d’esprit générationnelle qui dicte le décorticage en guise d’absolu : prenons cet objet et épluchons-le de façon tout à fait personnelle, des pelures d’oignon comme autant de souvenirs personnels de sensations et d’émotions, un acte de contre-fossoyage total du passé dont nous restons les fidèles nécromants. Ici, il faut souligner le plaisir de lire des lignes qui ne se complaisent aucunement d’une nostalgie de poseur ni d’un romantisme béat (souvent ridicule). Il y a une brutalité digne dans les mots d’Alice et une certaine grâce dans le choix des mots, la petite musique se déploie parfois inégalement mais avec beaucoup de goût. Avec en tête, que c’est uniquement grâce à la magie de la littérature qu’il est possible de déterrer ce que l’on a en soi. Ce qu’on souhaite à Alice Butterlin c’est de taper ctrl+maj+c et motherlode (à quand le cheat code « chloédelaume » ?) très profondément au cœur de son vécu et de son imaginaire pour y puiser encore de beaux rebonds symbolistes car askip c’est de là où naît la radicalité. On attend de pied ferme son prochain Frankenstein.


L’Histoire secrète de Kate Bush (& l’art étrange de la pop) de Fred Vermorel (traduit de l’anglais par Adrien Durand) et Les Heures défuntes d’Alice Butterlin sont parus aux éditions Le Gospel.

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