C’est en 2018 que le new-yorkais Joe Stevens, alias Peel Dream Magazine, délivre son premier album. Modern Meta Physic est alors présenté comme un hommage à la dream pop de la fin des années 1990 mais malgré son charme, le disque ne parvient pas à franchir le seuil de la scène brooklynoise et reste un secret bien gardé. Un an plus tard, le musicien fait son retour avec Up and Up, un EP de cinq titres mené par un single éponyme. I feel like I’m flying / This must be what dying / In part has been based on : cette fois-ci accompagné d’une voix féminine (celle de son amie de longue date, Jo-Anne Hyun), Stevens, dans cette envolée onirique, démontre la nouvelle richesse de ses compositions.
L’addictif single Up and Up renaît sur Agitprop Alterna, un deuxième album paru ce mois-ci sur les labels Slumberland (Etats-Unis) et Tough Love (Europe) – un tandem idyllique pour ce projet fondé il y a trois ans à peine. Cet air n’est d’ailleurs pas le seul à sembler familier à l’écoute du disque. Depuis janvier ont été divulgués, chaque mois, les têtes de liste de ce dernier. Pill d’abord, un comprimé de shoegaze ultra-efficace, suivi du motorik Emotional Devotional Creator puis de It’s My Body, un mantra scandé en contrepoint sur des sonorités synthétiques fantaisistes.
Le contrepoint, un terme un peu guindé pour désigner cette manière de superposer les lignes mélodiques – en l’occurence ici des phrases simples, répétées jusqu’à l’hypnose, comme l’a tant fait Stereolab. Peel Dream Magazine emprunte également au groupe franco-britannique l’usage du bourdon (ou « drone »), ainsi que celui, immodéré, des onomatopées : les « talala » et les « padadam » de Jo-Anne Hyun ponctuent chacun des morceaux d’Agitprop Alterna comme celles de Lætitia Sadier rythment Peng! ou Switched On – car c’est bien dans les premiers albums de Stereolab que se décèle le plus clairement l’héritage (une écoute de Super Falling Star résumera tout ce discours). Polyphonies, sonorités dronesques et autres vocalises sont aussi, bien sûr, l’apanage du shoegaze. Impossible de ne pas mentionner My Bloody Valentine : le What You Want des irlandais retentit dans le sillage de Pill, tandis qu’au milieu des guitares saturées d’Escalator Ism, la répétition du mot « shoes » crée progressivement le doute : s’agit-il de « shoes » ou de… « Shields » ? Les paroles disparaissent en fondu ; la baisse du niveau sonore les ramène au silence et le mystère persiste. Sur Agitprop Alterna, les morceaux sont sans fin.
L’usage de ces procédés d’écriture, mêlant différentes voix et machines, pourrait laisser penser qu’une lourde artillerie soit nécessaire à l’interprétation. Pourtant, la semaine dernière, Joe Stevens s’est essayé à l’exercice risqué – mais ô combien apprécié en ces temps de confinement –, de la représentation en live sur Instagram. Seul derrière un clavier ou une guitare, il a exécuté, seul, une dizaine de titres, pour la plupart issus d’Agitprop Alterna. Sa voix si aérienne, si ronde (évoquant parfois celle de Mark Gardener, le leader de Ride), s’est révélée. Ses mots, souvent inintelligibles sur disque, ont revêtu leur sens. Malgré une configuration forçant au minimalisme, rien ne semblait manquer. En trente minutes, Joe Stevens a démontré, avec humilité, que ces chansons étaient bien les siennes et qu’il allait les porter au monde, par un moyen ou par un autre.
Certes, les références de Peel Dream Magazine sont ostensiblement affichées, immédiatement reconnaissables. Dès le premier morceau, l’auditeur est embarqué dans un voyage dont il connaît la destination. Mais la répétition de mélodies simples l’invitent au fredonnement, et les voix suaves, constantes, du duo chanteur l’apaisent. Toujours propice à la rêverie, sans jamais s’approcher de l’obscurité, l’atmosphère d’Agitprop Alterna est, à plusieurs égards, rassurante. Des titres entêtants à s’enchaîner en boucle, sans crainte de mauvaises surprises ; c’est tout ce dont nous avons besoin en ce moment.