Pas plus qu’il ne se (la) raconte à travers la musique, Étienne Menu laisse la musique se raconter à travers lui. Personne ne reflète mieux l’esprit de (ce que je pense être) mon époque que ce touche à tout, multipliant les expériences de critique musicale. Tenterait-il de raccommoder ce tissu déchiré en minuscules lambeaux que nous laisse le net après 20 ans de niches et d’esprits de chapelle exacerbés par les réseaux sociaux ? Parce que derrière l’illusion de l’accessibilité et de la connaissance instantanée, se cache un puzzle bien compliqué à rassembler, avec des réflexes de fermeture parfois bien visibles. Étienne Menu est un paradoxe : en apparence isolé, il réussit à activer autour de lui de nombreuses communautés et courants, autour du plaisir simple de l’échange, de la parole et de l’écriture.
Et il crée ses outils et ses moyens d’expression de façon hyper active : Audimat, bien sûr, revue qui combine textes de fonds et sujets excitants, ses incursions estivales à la radio pour France Culture (Histoires parallèles de la pop française en 2018, Une histoire française de l’exploration musicale en 2019), ses aventures vidéo avec Dailymotion, Musique Info Service, ma préférée, et la plus symbolique. Malheureusement annulée, cette brillante tentative audiovisuelle d’émission aux formes de la télé à papa (noir et blanc, décors minimal, cigarettes au bec) donnait à voir les corps du débat, à connaître les visages du métier, à entendre les voix des différents courants critiques, tendus vers les derniers disques sortis. Au-delà des slogans ou des clashs, l’émission tentait, sous modération, de bâtir une réflexion, souvent drôle, à plusieurs voix sur des objets pop sans faux semblant, de faire (micro) société au final. C’est sous cette forme que j’ai découvert la force des procédés d’Étienne : porter sa subjectivité musicale (et autre) en bandoulière en l’utilisant à dessein pour provoquer l’intérêt et l’échange, rassembler les pièces des petites histoires de toutes les pops, et raconter une histoire commune. Entretien, le jour de la mise en route de la version payante de Musique Journal, quotidien en ligne et dernier né d’Étienne Menu, H.A.I. (homme à idées) définitif.
Quels pouvoirs prêtes-tu à la musique qui fait que tu choisis d’y consacrer une grande partie de ta vie?
Hahaha, j’adore cette question ! Mais je crains de ne pouvoir bien y répondre comme ça en quelques phrases. Je dirais juste que la musique a le pouvoir de me faire oublier que la vie est décevante et que l’humanité est un bug cosmique. Elle nous dévoile un arrière-monde ou un avant-monde, un truc au-delà du ciel tel que nous le voyons : elle est comme un spectre joyeux qui apparaît dans les ténèbres du réel. Une belle chanson ou un beau son, c’est le seul écho du spirituel et du divin dans le monde erroné qui est le nôtre.
Je précise aussi, pour être plus prosaïque, que ma passion pour la musique est quasiment indissociable de ma passion pour l’écriture sur la musique, et pour la discussion autour du sujet. C’est en lisant la presse spécialisée que je suis vraiment tombé amoureux de la musique quand j’étais adolescent – j’en écoutais déjà pas mal avant mais le fait de mettre des mots sur tout ça m’a vraiment fait plonger dedans.
Comment s’organise quotidiennement ta vie en fonction de tes écoutes, et comment te viennent les idées d’écriture?
Alors en fait, ça faisait pas mal d’années que je notais des tas de disques ou d’artistes dont je voulais parler, parfois des choses anciennes, datant de l’adolescence justement, parfois des choses plus récentes. Et il se trouve que Samuel (Aubert), directeur des Siestes électroniques, qui déjà se chargeait de nous financer et de nous superviser avec mon ami Guillaume Heuguet, pour faire Audimat, nous a suggéré de faire un média web en parallèle de la revue. Donc j’ai déroulé ma liste de disques, et j’y ai ajouté au fur et à mesure quelques trouvailles, ainsi que des nouveautés, qui viennent d’un peu partout, ça peut être un gros truc genre Tyler ou Weyes Blood, comme un 45 tours pressé à 200 exemplaires que m’envoient deux jeunes Lyonnais qui font de la musique ensemble le temps de leur colocation.
C’est quoi le principe de Musique Journal ?
C’est deux principes à la fois. Premièrement, et principalement si je puis dire, je trouvais que poster mes coups de cœur sur les réseaux ou y découvrir ceux de mes amis, c’était sympa mais que ça ne restait pas, ça s’effaçait en deux minutes faute de “socle” et que ça n’ouvrait pas vraiment de conversations. Du coup je me suis dit que ce serait bien de monter une sorte de plate-forme qui réunisse mes découvertes et mes petits trésors d’hier ou d’aujourd’hui, mais aussi ceux de gens dont j’aime bien l’approche, le style, ou les “fixettes”. Genre avec toi par exemple, je suis content de pouvoir donner la parole à un auteur fan hardcore de Michniak ou des Pastels parce que finalement, même si je sais que ça existe et que ça m’intrigue vachement de les entendre, bah en fait j’en connais pas grand chose ou en tout cas je ne sais pas où lire ce qu’ils ont à dire.
Deuxièmement, j’ai fait quelques émissions pour France Culture ces dernières années et ça m’a donné l’occasion au fil de mes recherches de découvrir des tas d’artistes et d’albums, pour la plupart français, qui m’ont beaucoup plu et dont on ne parlait pas tellement, en tout cas pas via les canaux que je fréquentais. J’ai donc fait une série durant l’été 2018 qui passait pas mal de ces choses, qui ne sont pas exactement des secrets de diggers, mais qui restent très peu exposés alors qu’ils valent le coup quand même. Ça peut être une espèce de variété psychédélique, ça peut être du rock de loubard, ça peut être des bandes originales plus ou moins oubliées, genre les premières commandes pour le cinéma de Gabriel Yared, qui est aujourd’hui un gros boss à Hollywood. Et bref je me suis dit que je pourrais faire davantage que juste les passer une fois dans cette série et y consacrer des vrais articles un minimum fouillés. Donc il y a une vocation plus ou moins patrimoniale dans mon projet, c’est-à-dire que de façon très officieuse et détendue j’aimerais bien construire au fur et à mesure une encyclopédie en ligne de tous ces disques français oubliés.
J’y ajoute une autre branche que je voudrais aussi développer mais qui n’a rien à voir musicalement, si ce n’est qu’elle est le fruit du boulot de plusieurs labels francophones, ce sont les enregistrements ethnomusicologiques, que le public connaît très mal et que les responsables des labels, même s’ils sont tous méga passionnés, peinent un peu à valoriser parce qu’ils se concentrent avant tout sur le travail d’édition qui est déjà énorme.
Avec Musique Journal, tu as une production quasi quotidienne, comment t’astreins-tu à ce rythme?
Je m’y astreins dans la peine, je dois dire, même si je suis hyper content d’y arriver et d’intéresser des lecteurs. En gros j’écris le plus souvent tôt le matin, ensuite dans le métro en allant et revenant du boulot, un peu en fin de journée au bureau, un peu le soir. Ça m’a fait du bien de me reposer en août, et puis aussi ça a été une vraie aubaine d’avoir de plus en plus de contributeurs au fil des semaines !
Tu as un style très identifiable dans l’écriture, qui est aussi très proche de ta façon de parler, quand on te lit, on t’entend…
Oui on me l’a déjà dit en effet, et je crois que c’est assez logique puisque j’essaie d’écrire comme je parle, et d’ailleurs à moyen terme dans l’idéal Musique Journal voudrait proposer des versions audio des articles – pas exactement les textes lus tels quels, faudrait essayer de les raccourcir. C’est super de parler au milieu de la musique, comme Matthieu Conquet le faisait dans les Matins de France Culture. Je l’avais d’ailleurs remplacé à deux reprises pendant la période de Noël, et j’aimerais beaucoup reprendre ce format qui à mon avis toucherait davantage de gens que les textes juste agrémentés de liens audio.
Est-ce que, comme souvent, et sans doute à juste titre, la critique cinéma revendique une certaine forme de professionnalisme liée au savoir, à l’expérience, tu revendiques une sorte d’expertise, ou te sens-tu plutôt comme un enfant d’internet qui agirait dans le chaos de la profusion, avec une volonté d’y mettre un peu d’ordre ?
Alors, je respecte à fond les experts, en musique ou ailleurs, mais personnellement je me considère plutôt comme un dilettante : j’écoute beaucoup de trucs différents, mais je dirais que je connais aucun domaine à fond. Je suis pas un obsédé du fact-checking et des faits historiques en général, même si j’en ai forcément besoin quand j’écris. Disons que je préfère parler le plus précisément possible de que je ressens à l’écoute d’un disque plutôt que de connaître sur le bout de doigts ses conditions de fabrication. Après, j’enfonce une porte ouverte, mais l’un ne va pas sans l’autre, bien sûr. Mais en effet, je me débrouille le plus souvent avec les moyens du bord, je ne double checke pas tout ce que je raconte, d’ailleurs je plains les historiens de la pop, les sources sont tellement confuses parfois, c’est une vraie galère d’établir certains faits, notamment en termes d’influences, d’idées, d’esthétique.
Tu sembles aussi indifférent au media que tu utilises tour à tour, as-tu une préférence pour l’écrit, la radio, la vidéo?
La vidéo, c’était vraiment un accident, la proposition venait de Dailymotion et même si le résultat avait pu me plaire, c’est quand même pas du tout mon média de prédilection. L’écrit, pour moi, c’est la base, la maison-mère, c’est vraiment mon “monde” ; la radio, j’adore, évidemment, mais je trouve qu’il y a beaucoup plus de contraintes de format, on doit compacter ses interventions, ça reste plus fuyant, disons, mais ça n’empêche que pragmatiquement c’est ce qui m’intéresse le plus puisque c’est beaucoup plus accessible, dynamique et “dans l’époque” que l’écrit, puisque ça permet de coupler le propos et la musique. Et ça laisse aussi plus d’espace à l’auditeur, plus de liberté d’une certaine manière.
As-tu des médias de référence dans l’histoire (magazines, émissions de radio ou de télé) qui t’inspirent?
Les publications qui m’ont inspiré, dans l’ordre plus ou moins chronologique : Astrapi, Tennis Magazine, Je Bouquine, Télérama avec Le Petit Journal encarté pour les Parisiens, Sciences et Vie Junior, Le magazine littéraire, 5 Majeur, Auto-Plus, 7 à Paris, L’Affiche, Les Inrocks mensuel, Magic Mushroom puis la revue qui a suivi, Hyacinthe, Octopus, les fanzines Bardaf et Hope (dans lequel figurait notamment le légendaire strip TIKIRI dont l’auteur est depuis devenu un pilier de l’underground parisien et par ailleurs un très bon ami, je peux révéler son nom sur simple demande), Coda, Nova Mag, Jockey Slut, Sleaze Nation, Muzik, Univers Interactif, 20 ans, Technikart, XXL, Wire, La revue des livres et des idées, Chronicart, Vice France. Sur Internet : Chronicart aussi, Frooty, CPT Bloggin, les blogs de Simon Reynolds, Tim Finney, Mark Fisher, Matt Ingram, Gutterbreaks, j’en oublie. Plus récemment : Complex, Pitchfork, Factmag, Quietus, Dummy, Fader.
En radio à l’inverse, j’ai beau avoir écrit tout un truc sur l’underground radiophonique parisien des années 90 pour RBMA en 2015, comme je te disais j’ai plus aimé ça en tant qu’auditeur qu’en tant qu’aspirant auteur/animateur. Pareil pour France Culture, j’adore écouter mais je pourrais pas trop dire que tel ou tel présentateur m’a servi de modèle. Je dois avoir trop confiance en moi, ahahah.
Avec quels outils travailles-tu pour faire tes programmes? As-tu des réseaux de diggers qui t’alimentent quotidiennement, en es-tu un toi-même ? Te plonges-tu dans la fameuse discothèque de Radio France, ou est-ce un travail solitaire sur internet (youtube et discogs) ?
Non, je suis pas un digger, en tout cas pas un digger de vinyles ou d’autres supports physiques. Cette année sur France Culture, c’était plutôt basique puisque je suivais le parcours de cinq “explorateurs”, donc en gros je passais en revue leur discographie et je sélectionnais les morceaux en fonction du récit et de mes goûts aussi – pour Hughes de Courson par exemple j’ai pas mal insisté sur son label Ballon Noir, en passant des choses auxquelles il n’a pas directement participé mais que je trouvais géniales, comme Ripaille ou Benoît Widemann. Mais en gros, je fais d’abord mes recherches du Discogs (ou dans mes mp3, mon historique YouTube, etc), je recense et trie tout ce que je peux écouter, et après je demande à Antoine Vuilloz de la discothèque de Radio France de me dire ce qu’il a en stock, parce qu’il faut en principe passer par lui – tu peux pas te ramener la bouche en cœur avec ta clé USB pleine de fichiers à moitié dégueulasses. Il y a la discothèque numérique centrale (DNC) qui est en effet impressionnante mais à laquelle je n’ai accès que sur place, donc j’ai pas vraiment le temps de digger ! Après, je vais être hyper mesquin et arrogant mais je dois dire que pas mal des requêtes que j’envoie à Antoine ne sont pas dans la DNC : souvent, elles sont en physique dans la “vraie” discothèque elle-même avec ses millions de références, mais il faut les numériser, ça peut prendre un peu de temps. Là-bas, ils ont des trucs incroyables, notamment l’an dernier ils avaient retrouvé dans leur fonds cet album auto-édité de Patrick Marcel, une sorte de jazz fusion synthétique que j’avais découvert sur la chaîne YouTube Okonkole y Trompa.
T’intéresses-tu à l’actualité musicale et comment t’informes-tu ?
Un peu n’importe comment, comme tout le monde j’imagine. Facebook et Twitter bien sûr, de plus en plus Bandcamp même si le système d’abonnement limite les découvertes et les surprises, YouTube aussi sans surprise, et quelques sites genre Fact, Fader, Dummy. J’ai aussi des amis “ressources” genre Hervé Loncan, Olivier Lamm, Lionel Vivier, Teki, Christelle Oyiri, DJ Slow, Krampf, Jean Carval, Mehdi Maizi, et puis Guillaume Heuguet aussi, même si je le soupçonne de filtrer ses trouvailles.
A l’inverse de nombreux amateurs de musique, tu ne sembles pas attaché a une période précise, qu’écoutais-tu ado, ce moment qui semble primordial pour beaucoup d’entre nous?
Je suis un peu étonné que tu me dises ça parce que j’ai l’impression que si, quand même, je reste très attaché à ce qui m’a marqué lorsque naissait ma passion pour la musique, en gros un certain style d’indie-pop, un certain style de house, de techno, de jungle ou d’IDM, un certain style de rap ou de R&B. Mais disons que j’ai pas mal cherché à renouveler mes goûts, jusqu’à mes 30 ans environ. Depuis dix ans, je dois avouer que j’ai beau avoir eu des gros coups de foudre genre The Internet ou James Ferraro, j’ai l’impression d’être moins “dans le truc” qu’avant, notamment en matière de dance music.
Comment va l’aventure Audimat et à quoi rêves-tu pour Musique Journal à long terme?
Audimat va très bien, je m’en occupe moins depuis que j’ai démarré MJ mais ça a l’air de bien se passer quand même hahaha ! Pour MJ, comme je te disais, l’objectif principal serait de décliner une version audio quotidienne, mais ça demande pas mal de boulot, en termes éditoriaux bien sûr mais aussi dans des secteurs que je maîtrise moins, genre “l’activation digitale” 🙂 L’idée serait de toute façon que ça génère à un moment un petit peu de fric parce que je me vois mal faire ça bénévolement à long terme, et je voudrais aussi pouvoir rémunérer un minimum les autres auteurs, surtout ceux qui écrivent régulièrement. Et sinon tant pis, soit on maintiendra le truc en vie en renonçant à tenir un rythme quotidien, soit on arrêtera, soit ça prendra une forme imprévue en se greffant à autre chose, j’en sais rien en fait, on verra bien.
Ma question post-apo : on nous prédit la fin du monde tel que nous le vivons, quel avenir pour la musique (quand il n’y aura plus d’électricité)?
Par télépathie ? Ou sinon juste avec les bruits d’une pelle dans l’argile, le gravier, la neige (je cite un passage du Paysage sonore de R. Murray Schafer que je suis en train de lire, je te le conseille, c’est brillant, super agréable à lire et très instructif).
Ce mec est sympa et inspiré (j’allais dire intelligent, mais ça me semble impudique d’écrire ça), c’est très agaçant quand on est de mauvaise humeur mais le reste du temps c’est plutôt cool.