Les rêves sont tissés du même fil que les cauchemars ; David Roback et Kendra Smith ont dû en éprouver la joie et la douleur conjointe pour écrire, composer et chanter ce titre sombre et énigmatique. Happy Nightmare Baby est une balade entêtante douce-amère où se mêlent la voix rocailleuse et suave de Kendra Smith, la guitare confuse et ralentie de David Roback et un clavier lancinant et spectral qui définira bientôt le style néo-psychédélique californien de Mazzy Star. Étonnante cantilène ressurgie de ma mémoire à l’annonce du troisième épisode de liberté conditionnelle…
Lorsque l’inconscient erre librement sur les chemins impraticables du sommeil, une poitrine oppressée respire sous l’eau, une gorge serrée hurle des mots qui ne trouvent aucune matérialité pour se réverbérer. Comment entremêler la fusion illusoire d’un amour partagé et la dissolution de l’ego à sa survie individuelle ? Toute histoire d’amour a vocation à s’achever et le récit ne dit pas si Roback et Smith étaient amoureux lorsqu’ils fondèrent Opal et mirent au monde leur unique album Happy Nightmare Baby en 1987. Le titre qui donne le nom a l’album possède une perfection unique, un allant désespéré et lucide, qui donne sa part belle à l’émerveillement de l’instant, à la rudesse de la vie et à l’envoûtement du sentiment amoureux qui n’est pas fait pour durer. Dans la même veine, et présent sur l’album qui compile quelques autres titres d’Opal sauvés des eaux, Early Recordings, la balade désespérément indolente Fell From The Sun raconte en substance ce qui ne présageait déjà rien de bon entre les deux musiciens ; les cauchemars de Smith et Roback incubaient déjà dans leurs corps tel un virus et y anéantissaient peu à peu leurs défenses immunitaires. La récurrence terrifiante et persistante de l’amour a la perversion d’être toujours la même. Ce morceau sera magnifiquement repris par Pale Saints en 1990 et poussera un cran plus loin la folie latente perceptible dans l’affliction primitive. La totalité de l’album Happy Nightmare Baby est âpre comme un fruit vert qui a manqué de soleil, définitivement rock et underground, passé dans les oubliettes et éclipsé par la nouvelle et brillante étoile de Roback. Sur la pochette en noir et blanc, les deux protagonistes sont déjà séparés par les clichés, la voiture de Dave en clair-obscur évoque son futur road movie Stranger than paradise tandis que Kendra affiche encore l’indolence distanciée des années 80 finissantes qui allaient s’ouvrir sur des scènes plus ouvertes et charmeuses…
Opal ne dura qu’un temps et Kendra Smith quittera le groupe en pleine tournée en 1988, elle sera aussitôt remplacée par l’évanescente et troublante chanteuse Hope Sandoval en même temps que le projet est rebaptisé Mazzy Star. L’autre femme portant le nom de l’espoir, a la sexualité plus évidente, était un appel à l’amour et à la sensualité. Kendra suivait des voies plus mystiques et parsemait son chemin de sonorités dissonantes et distordues, de balades soulevant la poussière menées par son Harmonium. Opal aura eu le mérite de peaufiner le style à venir des deux artistes ; l’indépendante et énigmatique Kendra fonde un nouveau projet The Guild of Temporal Adventurers en 1992, puis réapparaitra brillamment quelques années plus tard en solo avec un impressionnant et magnifique album ironiquement intitulé, Five Ways Of Disappearing (1995). Roback peaufina pendant vingt ans et quatre albums son groupe culte et le fit suffisamment briller dans le ciel pour qu’il montre le chemin à d’autres, de Galaxie 500 à My Bloody Valentine en passant par The Jesus And Mary Chain. Effacé et peu causant, Roback n’eut jamais peur de prendre son temps ou de se faire très rare. Intègre et perfectionniste, il laisse un son unique déjà présent dans Opal.
Parolière, musicienne, compositrice, Kendra avait appris l’art de la disparition bien avant que Dave Roback ne meure discrètement le 24 février 2020. Quant à Hope Sandoval, veuve de Mazzy Star depuis quelques années et ayant su flirter très vite avec d’autres, des frères Reid aux Chemical Brothers en passant par Massive Attack ou Death in Vegas, elle avait déjà appris à surfer sur sa plastique et le succès suffisamment underground et confortable de Mazzy Star. Elles poursuivent chacune leurs routes, toutes les deux sans Dave.
L’incube assis sur notre poitrine coupe le souffle, nous nous réveillons couvert de sueur et blanc comme un linge ; songe et pire cauchemar, l’amour est notre plus intime et personnelle torture, Un Poison Violent, comme chantait Gainsbourg en 1967 dans le film Anna. Faites de beaux rêves.