La musique électronique, dans ses formes les plus modernistes et avant-gardistes, a toujours eu une dimension conceptuelle. Que l’on évoque, au hasard, Chiastic Slide d’Autechre (1997) ou Prototypes d’Alva Noto (2000), un rigorisme formel s’impose à l’auditeur.rice. On pense à ce qu’écrivait Jonas Mekas à propos du cinéma « structurel » (Michael Snow, Ken Jacobs) : la « manipulation consciente » (1) de formes. Un art qui se définit par un haut degré de réflexivité, par la place centrale qu’il accord au matériau – ici le medium électronique. Or c’est précisément depuis ce bord le plus souvent spéculatif, mais en empruntant une voie qui lui serait légèrement oblique, que Daniel Lopatin élabore depuis une grosse vingtaine d’années l’une des œuvres les plus importantes du répertoire contemporain – sous différent allias (Chuck Person, Ford & Lopatin, etc.) mais aussi et surtout avec Oneohtrix Point Never, son projet le plus célèbre et marquant.
Avec ses premières tentatives synth et rétro-futuristes, à base de Juno-60 et d’utilisation buggée de l’arpégiateur sur le label No Fun (Betrayed In The Octagon, Russian Mind), ses ambitieux dispositifs /installations sur Warp (R Plus Seven, Garden of Delete, Age Of), sans oublier évidemment les points hauts de sa discographie que sont Replica (Mexican Summer) et Returnal (Mego). C’est de tout un pan de la pop moderne dont Lopatin aura pu dessiner les contours : Hantologie, Vaporwave, Hyperop, Weirdcore ou Revival New Age/Ambient. Ce que Valentina Tanni pourrait décrire comme la « réalité plurielle, hypertrophiée et archi-connectée de la vie post-modem. » (2) Ou encore, en soulignant la manière dont les « esthétiques d’internet » ne sont pas la « périphérie de l’art contemporain », mais « son centre ».Nous pourrions même rajouter : de la culture pop plus globalement, comme en témoignent ses collaborations avec The Weeknd ou Arca, ou encore ses bandes-sons pour Uncut Gems ou Hurry Up Tomorrow.
Avec Tranquilizer, son onzième album, Lopatin se réapproprie les fameuses compilation et banque de samples sur CD-ROM qui fleurissaient au cours de 90’s et dont il a pu retrouver des copies sur Internet Archive au début des années 2020. Pour disparaitre et réapparaitre de manière imprévue : de quoi donner l’occasion d’une réflexion sur le statut de la mémoire numérique, sa temporalité. Une profondeur historique qui tranche avec ce qui se donne au premier abord comme une esthétique de la surface et de l’immédiateté. For Residue, qui ouvre le disque, nous plonge en effet au cœur d’un new gage retro-futuriste. L’utilisation de synthés FM ou de patch MAX MSP permettant un usage randomisé de samples, portent l’art de la citation à un niveau rarement atteint : Lifeworld et son groove hyperlinké, ou D.I.S., morceau référencé kosmische et planant.
Car c’est par sa capacité à faire de l’écriture pop un exercice sous contrainte de type perecquien, ou encore qui se rattacherait à l’art conceptuel, que Oneohtrix Point Never a pu s’imposer comme incontournable. Sur Tranquilizer, tout fonctionne comme si la dimension la plus abstraite de son travail pouvait croiser l’évidence du gimmick électro. Une pratique citationnelle, donc, qui se révèle ici virtuose : Rodl Glide, sorte de croisement entre Burial et un collage glitch, Cherry Blue ou Bell Scanner, comme relecture lo-fi/conceptronica des œuvres de Vangelis (Blade Runner notamment). La grandeur d’un tel disque réside ainsi dans la manière dont il parachève ce qui fascine depuis les débuts d’Oneohtrix Point Never : contourner les modalités traditionnelles de l’écoute, pour accéder à un régime beaucoup plus médiatisé relevant du dispositif. À savoir : la matérialité du numérique et l’intensité de l’expérience sensible qui peut en être dérivée.
Tranquilizer par Oneohtrix Point Never, Tranquilizer est sorti chez Warp
1 Jonas Mekas, Movie Journal, Marest, 2018, p. 432.
2 Valentina Tanni, Vibe Lor Core, Audimat, 2025, p. 15.https://www.discogs.com/fr/master/3737196-The-Weeknd-Hurry-Up-Tomorrow
