« Prise au piège
D’un manège
La tête enveloppée de papier chiffonné / Les nouvelles
Bien trop cruelles
Vitrifiant les cœurs d’impuissants spectateurs / Des sourires ébréchés qu’on ne peut plus consoler / Mais ressaisis-toi ! Faut pas pleurer comme ça »
Après avoir vu, il y a quelques mois, un concert ébouriffant des Lemon Twigs à la Laiterie à Strasbourg, j’étais resté sur le flanc. Pour tout vous dire, je ne suis pas spécialement intéressé par la virtuosité, la maîtrise instrumentale étant très éloignée de mes préoccupations. Je peux même vous dire, et ça n’est sans doute pas une surprise si vous me lisez plus ou moins régulièrement ici, que je suis souvent plus attiré vers l’inverse, ce qui « sonne plus humain » (comme on dit en studio quand on n’a pas envie de refaire une énième prise imparfaite), quelque chose qui se met en place, qui coince, qui couine, qui peine et qui galère.
Mais bref, du coup je m’étais interrogé sur cette musique très référencée, sur-dominée par des post-ados portés vers la réincarnation d’un genre qu’ils étaient trop jeunes pour avoir vécu, évidemment, mais dont ils avaient sans doute aussi manqué deux ou trois générations de revival. Pour les Lemon Twigs, il s’agit de ce rock urbain des années 70, du nord-est américain, coincé entre Broadway, le Brill Building et les rues interlopes de Loureedville, et pour Weyes Blood que j’associe aux frères D’Addario, la grande country à paillettes qui mène au Hollywood Bowl… J’avais associé leur grande technicité (sans doute supérieure à celles de leurs modèles, même si pour eux, ça se jouait autre part) à une sorte d’expressionnisme, comme projection de leur subjectivité pour déformer la réalité en la stylisant (c’est la définition que j’ai trouvée dans Wikipedia), ici à outrance. Pour revenir aux Lemon Twigs, il suffit d’écouter les centaines de disques balancés sur les réseaux par des collectionneurs de power pop et sensés les avoir influencés : à leur âge, je me demande comment les frères auraient eu le temps ne serait-ce que d’écouter ces disques, dormir, manger et apprendre la guitare d’ailleurs… Soit dit en passant à ceux qui les accuseraient encore de plagiat,
le débat n’est pas là, il me semble, ils ont quelque chose d’autre, en plus, en moins, on s’en ficherait presque, tellement c’est beau.
En écoutant le nouvel album d’Odessey & Oracle, qui vient de paraître sur le label Another Record, je me suis dit qu’on tenait peut-être là la branche française de cet internationale expressionniste : même retour en arrière assumé, même fascination pour un son d’époque lointaine, même impression de savoir encyclopédique, même frôlement de virtuosité décomplexée. Après la déconstruction, forcément, viendrait une époque de reconstruction, où il s’agirait moins de mélanger, concasser, recoller, que de reprendre les fondements d’un genre, quitte à le fantasmer un peu, à le recoloriser (j’emploie à dessein ce terme en pensant à la recolorisation de pellicule, je trouve qu’il y a quelque chose). J’avais déjà eu cette impression dans une moindre mesure quand j’avais écouté le premier album de Thomas Pradier, cette aisance à inventer un Velvet Underground piraté par une vedette yéyé d’ici, surdouée en traduction (paroles et musiques). Ou avec un autre groupe d’Another Record, plus récemment, Hémisphère Sud, qui reprenait là où s’était arrêté ce prog rock de fermettes et de communautés provinciales des années 1970.
Et Odessey & Oracle de s’emparer des années Grand Échiquier en mariant finalement de façon naturelle les folies vocales d’un Michel Legrand – des textes bavards déclamés à l’unisson, en canon, à la tierce, voix de fille, voix de garçon sans fausseté – et les virevoltes d’instruments en liberté si possible à la signature sonore soigneusement choisie. Les crédits fétichistes précisent d’ailleurs que les claviers et synthétiseurs utilisés par le groupe sont tous des pièces originales des années 1960 à 1980. Mais que je ne vous induise pas en erreur : le propos du groupe reste pleinement contemporain. Nous ne sommes pas en présence de puristes scotchés, juste programmés par des études ennuyeuses à nous ressortir note pour note un sous-genre sorti des limbes. La dose de rêve (encore une pochette bien psyché sortie des usines Another Record, quelle est la substance prise au petit déjeuner à Tours ?) insufflée aux genres (jazz de musical, pop psychédélique, folk médiéval…) permet de porter sans gravité des constats politiques bien actuels pour la fondation d’une bande originale parfaite pour l’époque. Un peu d’un ordre ancien qui tenterait de ressurgir au chaos.
Du coup, comme tout ça me semble un brin théorique, j’aimerais énumérer quelques repères pour résumer : la voix de Fanny Lhéritier, d’abord, qui porte tout le disque dans un registre bien compliqué, omniprésente, toujours juste, dans l’émotion comme dans la note, vous vous en doutez. Elle navigue entre France Gall et Edda Dell’Orso, là où il n’est pas toujours simple de viser juste, toujours avec une grande classe qui peut choquer tant elle assume cette prestance dans les moments les plus acrobatiques. S’il faut écrire sur des moments précis, je choisirais la chanson d’ouverture du disque Chercher Maman, le passage instrumentale des Poupées Mécaniques, l’intro de Mascara (bonne possibilité de sample), les chansons Le Manège et Les enfants, ce synthé baroque qui intervient dans Crocorama, et cet Antoine Rouge, tel un générique volé dans des enfers audiovisuels inconnus d’un INA parallèle, Antoine Rouge, le super héros de nos cités (un court-métrage à venir, non ?), Ferdinand l’Albigeois (ce cousin prog du Prompt Chevalié des Paris Banlieue)… La tête tourne juste un peu après l’écoute, mais tout est parfait. VRAIMENT.