Vingt ans. Pas moins. Répétons-le une fois, au moins, pour en prendre toute la mesure : vingt ans que David Bramwell, seul maître à bord d’un vaisseau taillé par ses propres soins à la dimension de ses compositions étincelantes et méconnues, navigue dans les eaux les plus secrètes de la pop britannique. Depuis les rivages de Brighton, ce dandy touche-à-tout, écrivain, druide de fraîche date, et laborantin pour la BBC à ses heures pas si perdues, n’a eu de cesse de contempler les paysages embrumés d’une Angleterre mi-réelle, mi-fantasmée et dont il excelle à restituer en chansons les mystères poétiques. Sans rompre le fil continu d’une œuvre désormais considérable, Burning ! Burning !, septième album publié en plein cœur du mois d’août, prouve une fois de plus à qui aura le bonheur de l’entendre que Bramwell excelle dans l’art délicat de la rêverie musicale mélancolique et raffinée où, comme chez ses maîtres Mark Hollis et Robert Wyatt, les arrangements savamment dosés et les respirations silencieuses confèrent tout leur relief à des mélodies d’une délicatesse admirable. Mieux encore : afin de célébrer dignement ses deux décennies de passion musicale, il précise dans la foulée que cette nouvelle collection constitue, en réalité, le premier volet d’un triptyque déjà enregistré et dont la suite et la fin s’enchaîneront dès l’automne. Autant de prétextes bienvenus pour profiter de l’occasion festive et engager avec lui la discussion, tout aussi captivante et riche de surprises que ses chansons.
Tes deux albums précédents, The Water Between Us, 2014 et Oh, Sealand, 2017 semblaient très rattachés, ne serait-ce que par leurs titres à la thématique de l’eau. Le nouveau évoque plutôt la chaleur et le feu. Est-ce qu’il est important pour toi d’associer la conception d’un album à un élément dominant ?
Oui, c’est certain. En tous cas, c’est très présent dans les projets sur lesquels j’ai travaillé récemment. En réalité, j’ai commencé à enregistrer Burning ! Burning ! alors que j’avais déjà commencé à élaborer un autre album, The Cult Of Water, qui sera publié d’ici quelques mois par Rough Trade. Il s’agit de l’aboutissement d’un travail que j’ai déjà entamé depuis quelques années, dans des émissions que j’ai réalisées pour BBC Radio 3 et également sur scène, dans lesquels j’ai associé des textes, dont certains sont lus par Alan Moore, et des musiques que j’ai composées parfois il y a très longtemps pour Oddfellow’s Casino et sur lesquelles j’ai retravaillé récemment. J’y évoque le culte de l’Eau et la déesse associée à la rivière Don, qui s’écoule dans le Nord de l’Angleterre, là où j’ai grandi. Et puis, j’ai réalisé que j’allais également célébrer cette année le vingtième anniversaire d’Oddfellow’s Casino et je me suis dit qu’il fallait absolument sortir un nouvel album de véritables chansons. J’ai réfléchi et je me suis dit que, puisque The Cult Of Water traitait de l’énergie féminine et du flux, il serait intéressant de proposer un point d’équilibre en composant un autre album sur l’énergie masculine et le Feu. C’est un élément très ambivalent, qui possède à la fois un pouvoir créateur et une force de destruction. J’ai donc creusé cette idée. Il faut aussi que je précise que, l’an dernier, j’ai rejoint un ordre druidique et j’ai eu l’occasion de participer à quelques rituels qui concernent directement le solstice et le culte solaire. J’avais très envie d’écrire à ce sujet. Sol Ra est une chanson qui est directement issue de cette expérience. Dans la même période, j’ai également discuté avec une de mes voisines dont la maison était hantée par un poltergeist dont elle n’arrivait pas à se débarrasser. J’ai d’abord songé à en faire le sujet d’une émission de radio pour la BBC. J’ai enregistré son témoignage et je me suis dit que ce serait finalement intéressant de la mettre en musique. Elle a quatre-vingt-six ans et elle a tellement de soucis avec les esprits qui peuplent sa maison qu’elle a fini par aller voir le vicaire de sa paroisse pour qu’il vienne pratiquer un exorcisme chez elle. J’ai creusé un peu la question et j’ai découvert que le nombre d’exorcismes pratiqués en Angleterre avait augmenté de 200 % dans les derniers mois. Je ne sais pas trop pourquoi. Bref… J’ai aussi fait un rêve où je découvrais l’esprit qui la hantait. Le titre de la chanson que j’ai consacré à cette histoire est apparu directement dans ce rêve : Where Are The Memorys Of Henry Sargeant ?
Tes chansons semblent donc surgir du croisement d’expériences très diverses ?
Oh oui. J’ai aussi eu la chance de rencontrer un écrivain anglais qui s’appelle Alan Garner. Tu connais ?
Pas très bien, non. Je crois qu’il a écrit des livres fantastiques pour enfants ?
Oui. Il est assez connu en Angleterre, notamment pour sa capacité à associer des éléments authentiques du folklore britannique et la littérature de jeunesse. Ses histoires pour enfants sont assez riches et très complexes sur un plan psychologique. Il a abordé des thèmes qui sont très proches parfois de l’œuvre d’Alan Moore. J’ai eu la chance de pouvoir visiter sa maison en compagnie de sa fille, Zelda. Elle m’a notamment montré des marques très anciennes qui sont restées gravées dans la pierre des escaliers et des chambres de cette vieille bâtisse du XVème siècle. A l’origine, elles étaient destinées à éloigner les mauvais esprits. Tous ces thèmes ont donc convergé au moment de la réalisation de l’album. C’est aussi ce qu’évoque la chanson intitulée Marian Marks. Il y aussi Twice Around The Sun qui parle d’Avebury. Quel est l’équivalent en France déjà ? Carnac ?
Je crois.
En tous cas, c’est le cercle de pierres le plus grand et le plus accessible de Grande-Bretagne. Il y a plusieurs cercles, en fait et ils ne sont pas entourés de grillages et de barrières comme à Stonehenge. En fait, il y a même un pub au milieu d’un ces cercles. J’ai participé à quelques rituels à Avebury et je me suis passionné pour la radiesthésie. J’ai ressenti une énergie incroyable qui émanait des pierres en manipulant une baguette de sourciers. Je ne sais pas vraiment si j’y crois ou pas mais, en tous cas, j’en ai fait l’expérience.
Qu’est-ce qui t’attire dans ces pratiques et ces croyances associées au druidisme ?
Cela fait très longtemps que je cherche un moyen de me reconnecter réellement avec la nature. Et d’une façon qui soit associée aussi à une forme de créativité : j’ai toujours considéré que la contemplation d’éléments naturels ou de paysage constituait une source d’inspiration pour la culture et pour l’art. Dans le druidisme, j’ai découvert une forme d’organisation très ouverte, très accueillante et qui valorise aussi le sens de l’humour. Je ne suis pas obligé de me laisser pousser la barbe ou de porter une robe. Je ne le ferai sans doute jamais. Mais ce n’est pas grave du tout. J’apprécie également l’importance des huit rituels calendaires et la liberté d’interprétation qui les entoure. Par exemple, le 1er aôut j’ai célébré à ma manière le rituel de la première moisson en allant cueillir des mûres avec ma copine. Et nous sommes rentrés tous les deux à la maison pour faire de la confiture. (Rires.) Tu vois, nous n’avons pas été obligés de courir nus trois fois de suite au milieu d’un cercle de pierres. En revanche, comme le rituel est également associé à la nécessité de redonner une partie des bienfaits que la nature nous a prodigués, nous avons offert tous nos pots de confiture. C’est l’antithèse absolue du modèle capitaliste et de la surexploitation : la nature est généreuse, tant que l’on pense à redonner une partie de ce que l’on reçoit. Pour répondre à ta question, c’est donc beaucoup l’amour de la nature qui m’a attiré. Et aussi une passion pour le bizarre, l’étrange, le surnaturel. La musique d’Oddfellow’s Casino a toujours été imprégnée d’éléments naturels, occultes ou de nostalgie.
Le seul autre druide que je connaisse dans le monde de la musique est Julian Cope. Vous partagez les mêmes croyances et pourtant l’expression musicale en est très différente.
Il n’y a aucun dogme. Il n’y a pas d’interdits non plus. Juste des conseils sur la manière de vivre. Et encore. Chacun est très libre dans son interprétation. C’est vraiment une découverte personnelle. En cela, le druidisme se rapproche davantage du bouddhisme dans son intention et ses pratiques. J’ai eu la chance d’accompagner Julian Cope pendant sa tournée en début d’année grâce à mon ami Piotr Fijalkowski (ex-Adorable) qui est son tour manager. J’ai donc pu discuter pendant quelques jours avec Julian et sa femme et partager un peu de leurs connaissances du druidisme. Il m’a proposé une idée que je trouve intéressante et que nous avons envie d’approfondir pour une future émission de radio. Il m’a dit : « David, penses à tous ces moments dans l’Antiquité où les druides se réunissaient dans les forêts ou bien autour des cercles de pierres pour partager leurs connaissances et accomplir leurs rituels. Des milliers de personnes venues des quatre coins du pays, réunies au même endroit pendant plusieurs jours pour faire la fête. Mais qui était chargé de la restauration ? Personne ne s’est jamais demandé qui leur préparait la bouffe ! » Je trouve que c’est une excellente idée d’émission, en effet. Je n’ai pas toujours suivi tout son cheminement musical mais je reste un grand fan du Julian Cope des années 1980 et 1990. C’est quelqu’un qui a toujours chanté les paysages, la magie et le culte des divinités féminines. Mais il a des idées beaucoup plus arrêtées que moi sur toute une série de sujets, y compris sur le druidisme.
Est-ce que ce désir de réenchanter le monde est présent dans tes autres activités ?
Il est présent en permanence, mais il s’exprime de façons différentes. Je me produis souvent sur scène non pas pour chanter mais pour lire des contes que j’ai moi-même écrits. Ces con tes sont, évidemment, une manière de reconnecter avec un monde enchanté, celui de l’enfance. C’est aussi une forme d’expression dans laquelle je m’autorise davantage à exprimer de l’humour. C’est très différent pour la musique. C’est à la fois plus profond et plus sérieux. Quand je compose, j’ai parfois l’impression de combler un manque et de retrouver une partie de la beauté perdue des paysages. J’adore cette citation d’Alan Moore, que j’ai d’ailleurs utilisée sur Oh Sealand : “We have wandered too far from some ancient totem, something central to us that we must find our way back to.” Tout est dit en peu de mots.