Tomber en émoi pour un disque n’arrive pas souvent. Passer son temps à écouter la multitude de parutions, trouver que dans cette multitude, nombreuses sont les productions agréables. Apprécier une première écoute, la réécouter parfois avec beaucoup de plaisir, voire de l’émotion, souvent fugaces. Mais tomber amoureux d’un disque, c’est rare. Ça vous prend par surprise, vous êtes presque méfiant de ce disque beaucoup trop joli pour être authentique. Très vite, vous ne pouvez plus passer une journée sans écouter ce disque au moins trois fois par jour. Si vous n’avez pas le temps alors survient le manque et vous pensez à lui inlassablement. Vous voudriez qu’il soit toujours à vos côtés. Même lorsque vous l’écoutez, vous êtes déjà en train de projeter la fin et le manque surgit alors qu’il est encore là. L’instant présent n’existe plus ?
Gift de Nick Wheeldon’s Demon Hosts ressemble au premier abord à l’amour romantique.
Ça commence un mardi soir de fin novembre, pas très riant, la décision s’impose de tenter de prendre du bon temps. Pourquoi pas aller voir Nick Wheeldon ? Il est alors programmé dans un bar de Montreuil, c’est à domicile, ça ne demande pas trop d’effort et selon la rumeur ça en vaut vraiment le peu de peine. À peine le live débute que c’est la surprise, je suis subjuguée par ce que je vois. L’alchimie d’un groupe devant moi, d’abord à trois, puis à cinq. On passe de l’émotion d’une petite formation à la frénésie d’une plus grande. Que d’intensité, de modestie, de joie enfin. Les yeux brillants d’excitation, la voix plus aigüe que d’accoutumée bredouillant des félicitations, j’achète le disque Gift des mains de Nick. Paru depuis le début du mois, j’espère ainsi prolonger ce délicieux moment de la rencontre.
Cette rencontre, comme toutes celles qui sont importantes, bouleverse les préjugés. Ou plutôt encourage ce qu’on a pensé sans mettre le doigt dessus, cette pensée se révèle alors. Ma conviction était forte qu’un disque qui me laisse une empreinte durable est un objet d’une intense originalité, un objet unique. Et là, presque par hasard, je rencontre le contradicteur de cette croyance. Parce que rien ne remplace un classique et Gift est à classer parmi ceux-là. Un indémodable. Il est à la fois la substance de Bob Dylan dans sa force d’interprétation, la substance de John Lennon dans sa modestie, la substance d’Otis Redding dans sa sensualité et la substance de l’indie rock des années 90 dans son apparente simplicité. Et que dire du charme nostalgique de sa production.
Par sa voix et son écriture, Nick Wheeldon convoque des univers d’interprétation logés au plus profond de nous au fil des milliers d’heures de musiques écoutées durant notre vie. Ces neuf chansons, organisées dans une étonnante symétrie dans les deux faces du disque, évoquent tous ceux que j’ai cités plus haut, et bien d’autres – j’oubliais Neil Young ! – et pourtant subsiste l’incapacité de citer un seul titre précis de toutes ces discographies. Ces incroyables chansons ont leur existence propre et se suffisent. Finalement ça n’a aucune importance de se poser la question des fondations de ce disque, ce qui compte c’est qu’il nous transporte. Et toutes les émotions y sont exprimées. C’est aussi pour ça qu’il pourrait nous accompagner toujours, il se prête à toutes les occasions et toutes les humeurs.
Gift célèbre tout au long de ses trente-deux minutes tout ce qu’on a toujours aimé et ce qu’on aimera toujours dans la musique. C’est un disque unique et c’est tous les disques en même temps. On se souvient alors de tous ceux qu’on a aimé et à on pense à ceux qu’on aimera. Gift est bien un don, dans son humilité, son intimité, dans son désintéressement. Il révèle que l’amour ne se cantonne pas à un individu mais à une multitude, qu’il est illimité. Quand on aime un disque comme Gift, on sait aussi qu’on en aimera bien d’autres, et que ça ne sera pas si rare. On est finalement bien loin de l’amour romantique.