C’était une certitude. Cela ne pouvait pas se terminer autrement. Et peu importe la relation nouée avec le groupe. Parce que la foule compacte du Théâtre antique de Fourvière qui affiche complet depuis des semaines est le parfait reflet de ce qu’est en 2019 le public de New Order. On jette un coup d’œil sur les gradins, dans la fosse et c’est cela qui saute aux yeux : la diversité générationnelle. Ils sont tous là, les différents fans du quatuor de Manchester – devenu quintette (avec cette drôle d’équation « – 1 + 2 ») : les quinqua qui ne jurent que par Power Corruption & Lies, voire Movement ; les trentenaires et quarantenaires qui ont pris en pleine poire le single du retour discographique – Crystal, en 2001 ; les plus jeunes qui cherchent à chaque fois dans les morceaux les traces de l’ADN de Joy Division ; ceux qui rêvent de se retrouver sur un dancefloor à ciel ouvert avec les étoiles en guise de boules à facette. Et donc ? C’est bien un fait : se rendre à un concert de New Order aujourd’hui, c’est la quasi-assurance d’être déçu. De rester sur faim. De sortir en se demandant « pourquoi elle et pas une autre ? »
Le cadre est somptueux. La chaleur, étouffante. Il est presque 22 heures 30 quand New Order prend possession de la scène. Je ne les ai pas vus depuis huit ans, après les avoir découverts en concert pour la première fois il y en a trente-quatre. Alors, sur l’autoroute écrasée par un soleil de plomb ont afflué ces souvenirs qui correspondent à chaque concert, ces quelques images qui ne s’effacent pas, qui ne s’effaceront plus. À l’Eldorado, ce sont la chemise incroyablement blanche de Bernard Sumner et ces longues minutes d’attente avant un rappel que plus personne n’attendait – Sunrise, en une version assénée comme un coup de poing. C’est l’intro de BLT sur la scène de la Mutu deux ans plus tard, ce gimmick au synthé qui démarre sans qu’aucun musicien ne touche à quoi que ce soit — et la première fois, comme toutes les premières fois, ça impressionne… Et puis, Keith Allen pour World In Motion à Reading, où les Anglais sont venus en famille pour célébrer le retour scénique après cinq ans d’un mutisme inquiétant, la « première fois » (encore) de Guilty Partner à Manchester, Bobby Gillespie à Liverpool, le presque premier rang à Primavera Sound, le set presque « Joy Division free » au Bataclan… Alors forcément : avant que le groupe ne monte sur scène et alors que s’évanouissent les dernières notes d’un thème de Wagner, je me demande ce que je vais retenir de ce 28 juin 2019.
Plus d’une semaine après le concert, j’ai déjà une idée qui se dessine en tête, même si ça reste encore un peu flou… Mais je me rappelle avoir pensé qu’on faisait souvent la fine bouche avec New Order et que Singularity et Restless, extraites du seul album enregistré à ce jour sans Peter Hook sont quand même des classiques absolus – la première restant même la meilleure chanson jamais imaginée à ce jour par les Chemical Brothers. Je sais que je me suis dit aussi qu’ils me les brisaient un peu à jouer des morceaux de Joy Division – mais ça, ils l’ont souvent fait (d’ailleurs, il y a la version d’Atmosphere joué en fin de set à l’Eldorado qui me revient comme un flash) et que ça a toujours eu le don de m’énerver (en particulier au Zénith, en mai 2002) : et puis, je me suis rappelé que c’était le quarantième anniversaire de Unknown Pleasures – alors d’accord, She’s Lost Control et Shadowplay, même si Barney est un chanteur dont la voix est désespérément pop et légère, une voix qui ne pourra jamais coller avec les minutes graves de morceaux aussi menaçants. Je pense surtout que je leur en voudrai longtemps de projeter un portrait géant de Ian Curtis sur Love Will Tear Us Apart joué en guise de communion finale – et les clameurs du public à cet instant précis, alors que je repense derechef à ce que Jean–Daniel Beauvallet m’avait dit il y a plusieurs années : « Mais c’était un mec comme tout le monde, il racontait des blagues un peu idiotes, supportait Manchester City et quand il mangeait un burger, il en faisait couler partout sur lui ». Je pense aussi que je me dirais, comme tant d’autres, pourquoi aucun titre de Movement – dont le superbe coffret commémoratif paru cette année aurait bien valu un clin d’œil –, pourquoi aucun titre de Technique, pourquoi aucun titre de Republic, pourquoi aucun titre de Get Ready, pourquoi aucun titre de Waiting For The Sirens’ Call ? Et pourquoi ces singles inédits passés aux oubliettes, pourquoi pas de Ceremony (quitte à jouer du Joy Division, hein), pourquoi pas de Confusion (« The future is mine », ça, c’était de la déclaration d’intention), pourquoi pas de Thieves Like Us, de State Of The Nation, de Touched By The Hand Of God, de Here To Stay… Alors oui, on reste un peu sur sa faim. On se dit qu’ils exagèrent et bien sûr, c’est précisément à ce moment-là qu’on se rappelle… Qu’on se rappelle de Your Silent Face, hypnotique et glacé, qu’on se rappelle de The Perfect Kiss et des corps qui ondulent dans la chaleur de la nuit, des synthés tourbillonnants de BLT, d’une version imparable de True Faith, de l’intro piquée au Street Hassle de Lou Reed pour lancer Temptation – c’en est ainsi depuis 2011 – et de ces paroles qui résonnent à chaque fois comme si c’était la première fois qu’on les entendait, ces paroles qui résument tellement bien la vie… Et elle est là, la plus grande injustice, le peu de cas porté aux textes magnifiques de Bernard Sumner, un parolier d’une toute autre envergure que son ancien camarade, – ce n’est pas donné à tout le monde d’écrire des mots comme « Everytime I think of you / I feel shot right through with a bolt of blue / It’s no problem of mine / But it’s a problem I find / Living a life that I can’t leave behind… »
Alors que la scène est maintenant vide et que le public quitte les lieux, en redescendant vers les quais du Rhône, on repense à ces frustrations provoquées par toutes les impasses faites ce soir-là par New Order. Et on se dit que c’est aussi cela qui fait de ce groupe un groupe différent. Un groupe qui se contrefiche des règles, un groupe qui n’a de fait jamais oublié ses origines – 1976, les Sex Pistols au Free Trade Hall. Un groupe qui est exactement l’anti-The Cure – et on n’en est plus à ces querelles de lignes de basse et de grands écarts, de poule, d’œuf, etc. Car si la formation menée par Robert Smith multiplie les concerts-marathon en passant toujours en revue la quasi-totalité de son répertoire historique – il ne manque jamais un hit –, Bernard Sumner et les siens sont passés maitre dans l’art de susciter la frustration. Cette frustration qui immédiatement fait dire qu’on ne veut pas que ce soit la dernière fois. Et qu’on y retournera. Encore une fois.
Merci pour cette chronique, je n’ai jamais eu connaissance de cette tournée… Comment bien se tenir informé pour ce genre de concerts?