Pour beaucoup, ce fut juste un épiphénomène, une mode passagère qui aura vite succombé sous le poids démesuré du carton-plâtre – tant ces acteurs de la nuit croulaient sous un maquillage XXL – et des éclats de rire moqueurs des érudits et des puristes. Mais l’histoire a finalement donné tort à ces gardiens du temple du rock et du roll, ce que confirme TRAMPS!, qui revient, à grand renfort d’interviews, de souvenirs, d’anecdotes et d’images d’époque, sur cette période charnière entre les décennies 1970 et 1980 qui a vu des (plus ou moins) jeunes gens, à Londres beaucoup, ailleurs un peu, habités du désir de grimer un quotidien bien morne, de s’inventer une vie, tous peu ou prou héritiers d’un Andy Warhol visionnaire – le pop-art jusque dans les fringues, les 15 minutes de gloire sur papier glacé ou aux infos télé pour ces « êtres fabuleux qui ne sont personne ».
Mais il faut commencer par un avertissement. Le réalisateur Kevin Hegge ne s’est pas intéressé aux figures les plus en vue de ce mouvement que la presse avait baptisé de néo-romantique – au grand dam des principaux acteurs. Ici, Steven John Harrington, alias Strange, n’apparait ainsi que dans les images d’archive ou nommé par celles et ceux qui sont interviewés – on ne lui donne jamais la parole par procuration (disparu en 2015, ses témoignages au sujet de cette période ont été nombreux au fil des ans) ; ici, aucune des pop stars qui ont fait leurs premiers pas sous cette étiquette assez chic n’a droit de cité – vous ne croiserez ni les membres de Spandau Ballet ou de Japan, ni les membres de Duran Duran ou de The Human League ; vous n’entendrez pas Martin Fry ou Adam Ant, Marilyn ou Boy George. Hegge est allé chercher celles et ceux qui étaient peut-être parmi les plus jusqu’au boutistes, celles et ceux qui, au-delà du mascara, avaient une vraie prise de conscience politique et sociale, un vrai postulat culturel et (homo)sexuel, à l’instar de l’égérie Scarlett Cannon, de la DJ Princess Julia – que tout le monde connait même sans le savoir, puis c’est elle qui apparait, lèvres d’un rouge à la Blanche Neige, dans le clip de l’hypnotique Fade To Grey –, de l’artiste et peintre post-pop Duggie Fields ou du styliste punk Judy Blame – tous deux disparus depuis… Alors, en dansant sur Bowie, Roxy et Kraftwerk, tous laissaient libre cours à leurs appétences, à leur imagination, à leur créativité, à leurs provocations et furent parmi les premiers à rappeler que l’art et la mode appartenaient à la rue – The Face et I-D, deux des magazines britanniques les plus novateurs en matière de graphisme et d’approche pluriculturelle, sont nés à cette époque – ou plutôt de cette époque.
Sur les cendres encore froides du punk, alors que ce mouvement censé tout balayer commençait déjà à devenir une parodie de lui-même – avec sa cohorte de “clones de Sid Vicious” comme le rappelle justement l’un des témoins de Tramps!, Mark Moore, pas encore trentenaire au début des 1980 et qui connaitra le succès quelque temps plus tard avec S’Express —, ces enfants de la crise se sont inventés des nuits – surtout celles du mardi, où tout le monde s’encanaille au Blitz Club – plus belles que leurs jours dont ils ne voient plus ou peu la couleur. Leur ambition première ? Échappés à un quotidien miné par les décisions économico-drastiques de Margaret Thatcher, par les grèves et autres réalités qui font que l’avenir est en berne. Alors, sous des apparats réalisés avec les moyens du bord, piochés aux puces ou dans les boutiques de fripes – car aucun d’entre eux n’avait les moyens de s’offrir les tenues imaginées dans l’échoppe de Malcolm McLaren et Vivienne Westwood, Worlds End –, ces ambassadeurs rétrofuturistes se sont travestis – parfois au propre, parfois au figuré – en des personnages tout droit sortis d’une scène de Barry Lyndon, d’un roman de sciences-fiction, d’une orgie romaine, d’un clip de David Bowie (on y revient) – ça tombe bien, le grand ordonnateur Steve Strange a tenu un rôle dans Ashes To Ashes.
Vivant dans les squatts, étudiants sans le sou à la célèbre St Martins School Of Arts de Londres, ces acteurs ont déjoué la réalité pour mieux la transcender. Alors, TRAMPS! rétablit certaines vérités. Forcément récupéré et victime d’une forme qui a trop souvent estompé le fond – victime aussi de ses groupes emblématiques happés par un succès populaire démesuré, du SIDA et de la dope –, le mouvement néo-romantique était autre chose qu’une simple fête à la Gatsby Le Magnifique : bien plus que le punk – cette blague qui s’est vite transformée en attrape-touristes le long de la Tamise, de Kings Square et de Portobello –, il a été un creuset assez dingue où mode, musique, peinture, cinéma et médias ont convolé en justes noces, il a été un vrai pied de nez à un ordre trop établi. Un art de vivre. De vivre vite.