Le tweet m’a été adressé le 28 février 2013 – ou peut-être le 1er Mars. Le compte venait d’être créé et l’utilisateur n’avait pas pris la peine de mettre une photo de profil. “Lorsque j’ai appris la mort de Daniel Darc, j’ai tout de suite pensé au concert où nous étions allés”.
Nous, c’est elle et moi. Une aventure de courte durée — dont je me souviens très bien car, une fois n’est pas coutume, c’est moi qui y avais mis terme (au retour de mon périple australien, pour ceux qui suivent). Nous ne nous sommes jamais revus – mais j’ai appris après cette (re)prise de contact éphémère qu’elle était sociologue et chercheuse au CNRS.
C’était le début de l’été 1989 et il faisait très chaud ce jour-là. Le concert de Daniel Darc avait lieu dans un bar du XIVe arrondissement, je ne suis plus très sûr du nom – Le Troupeau je crois. Un café tout en longueur, avec une arrière-salle et surtout une cave, où se déroulerait la prestation en question. Nous étions arrivés en avance et j’avais commandé une Duvel (ma première fois), puis une deuxième. Il est entré et s’est assis au bar à côté de nous – je suis sûr qu’il portait un de ces tee-shirts marins à manches longues chers aux auteurs de la Beat Generation — “Ils portaient tous des maillots rayés en hommage à Genet”. J’avais hésité (les hésitations et moi, on pourrait en faire un roman), puis je lui avais marmonné une phrase qui contenait le mot « génie ». Il m’avait souri, sorti une réplique justement géniale sur le fait que tout le monde était un génie, puis était descendu pour une balance sommaire. En bas, nous étions peut-être une dizaine, assis. Il y avait le chanteur d’Indochine – je crois que ça l’avait impressionnée, elle ; et moi, un peu aussi (je n’appartenais pas encore « au milieu »). L’album Sous Influence Divine était déjà tombé aux oubliettes, Parce Que… n’était pas encore sorti. Darc était accompagné par un guitariste en noir – je pense qu’il s’agissait de George Betzounis. D’ailleurs, ils avaient joué à tâtons une version de Nijinsky – bizarrement, c’est le seul titre dont je me souvienne, alors qu’il était encore inédit. Le concert n’avait pas duré très longtemps. Nous n’étions pas restés ensuite, et je n’avais pas su quoi répondre lorsqu’elle m’avait demandé mon opinion…
C’est à peu près à cette époque – quelque temps après en fait (une année environ) – que Marc Dufaud a rencontré Daniel Darc, qu’il a d’abord vu sur la scène du Gibus, un soir de mai 1990 – le chanteur s’y produisit deux jours d’affilée avec son groupe d’alors, les Weird Sins, et l’on trouve facilement des images de ces prestations sur YouTube. Entre les deux hommes, l’amitié est instantanée et se transforme vite en complicité – à tel point que le chanteur a intitulé Nathanaël l’une de ses chansons de l’époque Crèvecœur d’après le prénom du fils du réalisateur, dont il est le parrain. L’histoire va alors durer près d’un quart de siècle, période pendant laquelle Dufaud va tourner trois films, avec Darc en vedette forcément américaine. Deux sont restés confidentiels, Le Garçon Sauvage (que je suis à peu près sûr d’avoir vu dans un bar de la rue Saint-Maur, un soir de je ne sais plus quelle année, en présence du chanteur) et Les Enfants De La Blank. Le troisième, Rêve-Cœur, a accompagné la sortie de l’album de la résurrection paru en 2004. On retrouve des scènes de ces trois films dans Pieces Of My Life, qui est à l’origine un titre d’une magnifique chanson d’Elvis Presley que les deux hommes adoraient. Les fragments d’une vie, donc. En faisant fi d’une certaine logique chronologique, ce documentaire, que Dufaud a conçu avec Thierry Villeneuve, retrace l’existence chaotique d’un homme dont l’existence fut, si ce n’est sauvée, au moins happée par le rock’n’roll — en 1973, quand il prend en pleine gueule l’album Raw Power d’Iggy & The Stooges. Pendant une heure quarante, les époques se mélangent au rythme des images et interviews réalisées par Dufaud au fil des années (que les deux réalisateurs ont sélectionnées à l’aune d’un travail de fourmi, triant des heures et des heures de rush), mais aussi le temps d’archives télévisuelles, de témoignages de deux personnages clés dans les aventures musicales de Darc (le « frère » des années noires George Betzounis et le responsable de la résurrection inespérée, Frédéric Lo) ou de plans de Paris, « ville de nos rêves » et théâtre de cette histoire qui fricote trop souvent avec la tragédie.
Alors, parfois accompagné par la voix off de Dufaud, le spectateur recolle les morceaux et reconstitue ce parcours rocambolesque – d’une naissance parisienne au printemps aux cures de désintoxication, d’un hit empoisonné (Cherchez Le Garçon avec Taxi Girl) à une victoire de la musique dans la catégorie « album découverte » en… 2005, du XVIIIe au XIe arrondissement et vice-versa. Une existence où il est question de religion, drogue(s), littérature, rédemption, succès, émotions, trahison(s), disparition(s). Dufaud a filmé Darc sans faux-semblant – sous l’emprise de l’héro, de l’alcool, de médicaments. Des scènes font froid dans le dos et montrent sans fard les abîmes que le chanteur a top souvent fréquentées — de son plein gré. Mais en fait, dès le début du film, il donne lui-même la clé pour mieux cerner son personnage : « La représentation de moi-même est plus importante que ce que je suis », bredouille-t-il en se référant à Guy Debord. Car il s’est comme tant d’autres créé un personnage — jusqu’à changer son nom de famille – pour mieux aller jusqu’au bout de ses lubies, de ses folies. Jusqu’au moment où il s’en est retrouvé prisonnier, condamné à jouer ce rôle du matin au soir, sans autre porte de sortie. A ce titre, et à quelques autres d’ailleurs (Rimbaud, Kerouac, les pulls rayés, Lou Reed, l’héro, l’érudition, le punk new-yorkais, la vie dans la rue), on est d’ailleurs tenté de le rapprocher d’un autre grand perdant de moins en moins magnifique, Lawrence, au parcours tout aussi erratique.
Ni panégyrique à la mémoire de…, ni glauquerie pour voyeurs en mal du grand frisson par procuration (c’est à ce moment-là de l’histoire que je dois avouer que je n’ai jamais été fasciné par la mythologie liée à la drogue) , Pieces Of My Life est une œuvre intime et touchante, qui ne cache rien — et surtout pas la traversée du désert entre 1994 et 2004 – et s’adresse autant aux fans qu’aux béotiens. On y (re)découvre un Darc grandiloquent, auquel on préfère le Daniel resté enfant — il faut le voir littéralement hypnotisé à une lecture d’Allen Ginsberg ou excité comme un gamin le jour de Noël parce qu’il voit dans la vitrine d’une librairie une biographie de l’un de ses héros, Johnny Cash. On est épaté par son érudition, amusé par ces sophismes dont il raffolait – Betzounis, encore lui, confirme ce toc. Alors, lorsque le film s’achève sur une dernière mise en abîme – l’homme virevolte maladroitement devant un écran où est projetée une image de lui-même – , il faut se rendre à l’évidence : la vie de Daniel Darc, né Rozoum, est à ce point invraisemblable qu’aucun scénariste ni écrivain n’auraient osé l’imaginer. Et pourtant, lui l’a bel et bien vécue.