Hier, nous avons publié dans notre série Cover la très belle version de Just One Kiss de The Cure par Richard Robert. Cette reprise n’est pas un acte isolé. Elle est le maillon d’une série débutée par son interprète il y a plus d’un an, un peu par hasard, beaucoup par nécessité. Alors qu’aujourd’hui une chaîne YouTube abrite toutes les relectures imaginées par Richard et / ou sa compagne Marguerite Martin, il était temps de présenter ce projet pas tout à fait comme les autres, avec les mots de son initiateur. Parole à Richard Robert, donc.
Le Morning Dew premier du nom est né au matin du 9 août 2019. C’est une naissance qu’on peut qualifier de fortuite. Elle n’a pas été le fruit d’un programme ni d’un pari ; ce ne fut rien d’autre qu’une impulsion, une idée mise à exécution cinq minutes après son apparition. Je sortais, comme souvent assez exsangue, de deux mois de suractivité pour le compte du festival Les Nuits de Fourvière. Pour des raisons diverses, la fin du printemps et le début de l’été avaient aussi singulièrement manqué de tendresse. Il fallait donc regrimper quelques côtes bien raides, remettre de l’arrondi dans la griffe trop sèche des jours ; face au monde devenu illisible, retrouver un chemin.
Ce matin-là, matin de suspens et de silence consentis dans une maison où toutes les âmes dormaient sauf la mienne, le chemin s’est ouvert par l’entremise d’une guitare et d’un téléphone. J’ai saisi l’instrument, et retrouvé aussitôt une vieille pratique solitaire : reprendre la chanson d’un autre. Chanter autrui, oui, pour s’épargner la charge d’être soi ; s’effacer tout en laissant dans son sillage la trace de ses pas, son pouls, ses gestes, sa voix ; et à travers ce tour de passe-passe et de passeur, faire résonner la musique d’un instant ré-habité, d’un présent réhabilité. Ce matin d’été, ressortie des greniers de la mémoire amoureuse, la chanson I’m a Stranger Here (à travers la version qu’en a laissé Lambchop en 1996) s’est imposée d’elle-même. Je me suis remis les accords dans les doigts, j’ai chanté, grattouillé, filmé, partagé sur Facebook. Ça a dû prendre 15, 20 minutes, c’était aussi léger que ça : une simple manière de saluer amicalement le moment qui venait. Ça l’est resté depuis. Chaque Morning Dew est comme un précieux lambeau de disponibilité au monde, de liberté subreptice arraché à la barbe du monde qui court, et qui voudrait qu’on court toujours plus vite avec lui, sans jamais se retourner sur ce et ceux qu’on aime. Avec sa fraîcheur d’aube et sa belle indécision de page blanche, le matin, qui est de loin mon épisode préféré de toute journée, se prête particulièrement bien à l’exercice. D’où l’appellation “Morning Dew”, qui elle aussi est tout de suite tombée comme une évidence.
Je ne savais pas du tout où j’allais avec ça. Mais comme je m’étais enfin senti à nouveau chez moi pendant une poignée de minutes, j’ai écrit “Morning Dew #1” au moment de partager I’m a Stranger Here sur le réseau, me réservant ainsi le plaisir de prolonger l’expérience et d’en tirer une petite série quotidienne, pour quelque temps. Et le “quelque temps” s’est vite transformé en “jusqu’à nouvel ordre” ; peut-être même en “jusqu’à ce que mort s’en suive”… Surtout, je n’ai pas été le seul à me prendre à ce jeu. Ma compagne Marguerite Martin m’a très vite rejoint, dès le quatrième jour, pour une reprise du Masterpiece de Big Thief, que nous écoutions alors beaucoup ; depuis, elle est au moins autant (et parfois plus) que moi la force motrice et inspiratrice de la série. Son fils Léon et son violon sont entrés dans le bal au onzième jour, sur une chanson de Grand Salvo intitulée Flowers, suivis bientôt du grand frère Yann. Les autres membres de la famille, les amis qui passent ou que nous visitons, le chat Tigrou ou encore les copains de Whatevershebringswesing, le collectif amicalo-musical que Marguerite et moi avons créé en 2016, sont apparus depuis ici et là, au gré des circonstances et des envies. Et c’est ainsi que la musique et les Morning Dews se sont transformés pour nous en pain quotidien, respiration normale, petite cérémonie sans apparat.
La phrase “Ah, il faut qu’on fasse la chanson !” est devenue aussi routinière que “Je m’occupe du repas”, “Je vais faire une petite course” ou “Je pars au boulot, à toute !”. Nous chantons avant le départ à l’école ou après le dîner, dans toutes les pièces de notre appartement comme chez les autres, dedans comme dehors, confinés ou déconfinés, de bonne humeur comme de mauvais poil, pendant une franche partie de rigolade comme après une engueulade, en tombant de fatigue ou en pétant la forme. Le choix de la chanson s’opère généralement le jour même, sur proposition de l’un ou de l’autre, avec un temps de préparation qui, selon la disponibilité et/ou la difficulté, peut aller de quelques minutes à une ou deux heures. Certains Morning Dews ont pu demander une préparation de longue haleine (Marguerite, qui ne jouait pas de guitare avant les Morning Dews, a ainsi planché quelques semaines sur The Circle Game de Joni Mitchell, et j’ai aussi laissé filer du temps avant de me mesurer au Rock Bottom Riser de Smog), mais ils représentent un contingent très marginal. Dès le début, une place de choix a été laissée au désir impromptu, à l’envie de dernière minute, à l’invité(e) surprise : une découverte coup de cœur peut d’ailleurs se transformer en Morning Dew le jour même ou presque – je pense par exemple à Dubaï Triste de Corte Real ou à Nos Heures de Superbravo…
Après, nous avons puisé dans le réservoir des reprises que nous avons explorées avec Whatevershebringswesing, comme dans le répertoire des chouchous vers lesquels, naturellement, nous aimons revenir : Mathieu Boogaerts, Barbara, Lambchop, Pascal Comelade, Arlt, Dick Annegarn, Leonard Cohen, Anne Sylvestre, Avec Pas d’Casque, Bertrand Belin, Nino Ferrer, Kevin Ayers, Henry Mancini, The Nits, The Divine Comedy, Vinicio Capossela, The Go-Betweens, The Cure… Nous avons fouillé avec la même gourmandise dans la malle aux chansons populaires de notre enfance – de Joe Dassin à The Korgis, de Balavoine à Alan Parsons Project, de Julien Clerc à Diabolo Menthe – comme dans les replis les moins exposés de notre Carte du Tendre – Slapp Happy, Momo, Marry Waterson, Gisèle Pape, The Orchids, Greg Weeks… Quelques originaux ou improvisations se sont aussi glissés ici et là dans la trame. Certains Morning Dews, enfin, sont le fruit des circonstances – nous avons ainsi célébré des anniversaires, chanté Il Pleut d’Annegarn ou Appelez Les Pompiers de Boogaerts après un dégât des eaux chez nous, adressé aussi quelques derniers saluts à des figures musicales qui ont compté à nos yeux et à nos oreilles (Daniel Johnston, Marie Laforêt, Dave Greenfield, Florian Schneider, Christophe, Ennio Morricone…). Nous sommes devenus, d’une certaine façon, des musiciens amateurs qui accompagnent les rituels de l’existence – la nôtre et celle des autres.
En fait, nous ne sommes pas du tout différents de tant d’autres amoureux de musique : nous sommes des fontaines de chansons, et notre mémoire, qu’elle soit ancienne ou immédiate, ruisselle de mélodies de toutes sortes, de toutes sources. Nous avons simplement décidé d’ouvrir les vannes et de voir ce qui, au fil du quotidien, en sortirait. Nous avons choisi de laisser couler, en somme. Dans l’une de ses chansons, Leonard Cohen a magnifiquement dépeint la Tower of Song. A notre échelle, ô combien plus modeste, nous naviguons jour après jour sur la River of Songs. Dieu sait où elle nous mènera, mais le voyage est beau.
Au bout de ce premier cycle de Morning Dews, Marguerite et moi nous sommes aussi rendus compte d’une chose : avec ce petit jeu, nous nous sommes octroyés le droit, à la fois très doux et extrêmement vertigineux, de garder un souvenir précis de chacune des journées que nous vivons. Tant que nous continuerons, aucune d’entre elle ne sombrera complètement dans la nuit de l’oubli… C’est, je crois, l’effet secondaire le plus troublant de cette expérience, qui n’en finit pas de nous étonner et de nous émouvoir – ne serait-ce, aussi, que par les retours très nombreux et bienveillants que nous ne cessons de recevoir. Il y a d’ailleurs tant à en dire que Marguerite et moi avons commencé la rédaction d’un carnet qui consigne l’histoire des Morning Dews et les réflexions que nous en tirons. Il s’appelle Comme une sorte de bouilloire russe – l’histoire des Morning Dews, et son titre fait référence à des paroles prononcées par Nicolas Bouvier lors de son passage en 1996 dans l’émission radiophonique Le Bon Plaisir, sur France Culture. Il y disait ceci : “Je me dis que, finalement, puisqu’on a la chance d’avoir un cœur qui résiste à toutes les atteintes, les agressions qu’on peut faire contre son corps, si on a la chance de vivre, il faudrait au moins, très modestement, chantonner comme une sorte de bouilloire russe, si vous voulez. Comme l’eau se met à chanter quand elle arrive à la bonne température”.
Ancien journaliste aux Inrockuptibles, qu'il rejoint d'abord en tant que pigiste dès sa sortie du CFJ en 1993 avant d'en devenir un électron libre à plein temps entre 1995 et 2009, Richard Robert est avant tout un amoureux de la chose musicale – et la diversité des reprises interprétées dans le cadre des Morning Dews en est sans doute l'une des plus belles illustrations. Auteur de fanzines, créateur du site L'Oreille Absolue (en sommeil depuis 2016), fondateur avec Marguerite Martin de Whatevershebringswesing, collectif à géométrie variable spécialisé dans les reprises tous azimuts et les concerts en appartement et chez l’habitant, il a été pendant huit ans le conseiller artistique musique et le responsable des productions au sein du festival lyonnais Les Nuits de Fourvière. Dans deux semaines, il occupera un nouveau poste, celui de responsable de la direction et de la programmation de l’Opéra Underground, salle de 200 places et laboratoire musical nichés au cœur de l’Opéra de Lyon.
mon cher richard robert complimento pour ta nomination à Opéra Underground de lyon ,on espere que tu aura carte blanche sur la programmation pour y passé des groupes que l’ont va nulle part ailleurs comme par exemple ce groupe qui peu ou pas tournée en france (vanishing twin) https://youtu.be/NHbw-lUwHK8
Robert, J’aime votre Lady Day, et je voudrais le jouer dans ma piano. Mais je ne peu pas trouver le « sheet music » pour elle. Avez vous, mindestens, led chords pour elle? Albert Hart – Colorado, USA