Modern English, les années folles

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Il y a des albums dont on a pensé, des années durant, qu’on était seul à les aimer. À les chérir. Seul ? Pas tout à fait. Il  y avait aussi les copains, les copains de la résidence de la banlieue ouest. Au sommet de nos hit-parades imaginaires, il y avait ce disque et je ne sais plus exactement comment on l’a découvert – peut-être grâce à Thierry, comme souvent ; peut-être grâce à Bernard Lenoir et Feed-Back, comme toujours – et le concert des Bains-Douches à Paris diffusé en direct un soir de fin d’été 1982 mais écouté un peu plus tard sur cassette vierge (comme, dans le désordre, les prestations de Depeche Mode, Cocteau Twins ou Tears For Fears…).  After The Snow, donc. Deuxième album de Modern English, quintette de Colchester né du punk et qui a commencé par imaginer des chansons aux tensions permanentes, bagarreuses et sourdes, à l’instar du single en forme de montagnes russes Swans On Glass, et d’un premier album à forte dominante joydivisionesque, Mesh & LaceAfter The Snow ne ressemble pas à ça. Quand son prédécesseur rimait avec noirceur et ne laissait passer la lumière que par de minuscules interstices, celui-ci, à l’aune de sa pochette d’un beige presque crème et du costume blanc du guitariste Gary McDowell – impressionnant en Errol Flynn post-punk –, est un disque de plein air, d’aube bleutée de ressacs argentés. C’est un disque pop, pop en lettres qui scintillent, même si le premier single Life In A Gladhouse laisse planer la crainte d’un orage – cette basse menaçante et des riffs de guitare déchirants, encore plus prégnants dans la version longue. Un disque pop qui s’ouvre sur une chanson d’une évidence si rare que pas grand monde ne s’en est aperçu – la légèreté absolue et grisante de Someone’s Calling – et dans lequel on croise des guitares acoustiques et des claviers qui s’évaporent, une flûte, des chœurs et des compositions aux architectures non plus gothiques mais plutôt art-déco. Un disque avec une chanson qui a fini par résonner comme le baiser parfait, le baiser de la mort, une chanson qui colle aux tympans, une chanson à la mélodie d’un romantisme désabusé et au refrain impossible à oublier.

Même ceux qui pensent ne pas connaitre Modern English connaissent I Melt With You et l’ont entendu alors (Jay Mascis aurait appris la batterie avec ce titre) ou plus récemment, au détour de Stranger Things ou dans les couplets de Bad Decisions de The Strokes. Car même si la chanson n’a pas eu un écho incroyable en Grande-Bretagne et sur le Vieux Continent, elle a mis les Américains à genoux, à une époque où les groupes et les médias britanniques étaient tous obsédés par la conquête de ce Grand Ouest, pour mieux perpétuer la tradition sixties des Stones et des Beatles – la légende du Shea Stadium comme Graal – et a tout chamboulé pour les cinq Anglais au teint pâle. Direction les États-Unis, tournées à rallonge et troisième album enregistré sans recul, Ricochet Days (1984), plus synthétiques sans être toc, pas désagréable mais moins séduisant qu’After The Snow. La messe était dite. Groupies, alcool, drogues. Rupture avec 4AD, départs de membres fondateurs. Et seul le chanteur Robbie Grey finirait par garder cahin-caha le nom en vie pendant une vingtaine d’années, en enregistrant des disques plutôt dispensables et en tournant outre-atlantique avec des musiciens du coin.

Pendant ce temps, au début de la décennie 1990, toujours sous le choc des premiers émois adolescents d’After The Snow, on croisait le bassiste Mick Conroy sur la scène de la Locomotive avec Moose ou Stereolab qui – il n’y a pas de hasard – alimentaient à leur tour la passion. On affirmait même au sujet de …XYZ, le premier album de Moose, qu’il était le rejeton d’After The Snow et Forever Changes – enfin un truc dans ce goût-là. Et puis, alors que longtemps honnies, on a fini par réhabiliter les années 1980 et 4AD s’est rappelé qu’il avait dans ses archives quelques trésors. C’est en 2001 qu’est sortie la compilation Life In A Gladhouse, résumé parfait des années 1979 – 1984. Cinq années, vécues en quatrième vitesse, cinq années d’une créativité assez folle quand on y repense : trois albums, une poignée de singles inédits, la participation au projet This Mortal Coil – le fameux medley Sixteen Days / Gathering Dust avec les participations de Mick Conroy et Gary McDowell sur le premier maxi et la repise de Colin Newman, Not Me sur l’album It’ll En In Tears, interprétée par Robbie Grey. A l’occasion d’une écoute en avant-première de la compilation le temps d’une… soirée gothique à Londres, on était parti à la rencontre de Robbie Grey et Steve Walker pour en savoir plus sur les souvenirs des années folles…


Modern English
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Sur la plupart des structures indépendantes nées de la vague punk, un ou deux groupes phares éclipsaient souvent les autres formations, dès lors condamnées à vivre dans l’ombre : New Order sur Factory Records ou Depeche Mode sur Mute n’ont certainement pas facilité la tâche de leurs compagnons d’écurie. Quant à 4AD, le succès rapide des Cocteau Twins fut la cause de maux similaires, éclipsant entre autres Modern English, quintette au destin étrange, pratiquement inconnu sur le Vieux Continent et devenu superstar aux États-Unis par la grâce d’un seul morceau baptisé I Melt With You. À l’occasion de la sortie d’une compilation rétrospective des années 4AD, Life In The Gladhouse, rencontre avec deux des acteurs de cette étonnante saga, le chanteur Robbie Grey et le clavier Steve Walker.

Drôle d’histoire que celle de Modern English… Même si elle commence de la façon la plus banale qui soit pour l’époque. En 1977, après avoir assisté à un concert des Sex Pistols, trois adolescents de Colchester – la ville dont Blur émergera également une décennie plus tard – décident de former un groupe. Richard Brown (batterie), Robbie Grey (chant) et Gary McDowell se baptisent The Lepers, avant de se métamorphoser un an plus tard en Modern English, avec les arrivées de Steve Walker aux claviers et de Mick Conroy à la basse. Ils enregistrent vite sur un minuscule label un premier single – fort de deux titres, Drowning Man et Silent World –, et se produisent souvent dans les clubs et pubs des environs, partageant de nombreuses fois l’affiche avec d’autres débutants baptisés Composition Of Sound, qui changeront quelque temps plus tard leur identité en… Depeche Mode. Puis, les cinq compagnons décident de s’installer à Londres pour se lancer à la recherche d’un label. Sans succès, les majors faisant la sourde oreille à la maquette cinq titres qu’elles ont à peu près toutes reçue. Qu’importe puisque Modern English va devenir l’une des premières signatures d’une structure balbutiante fondée par le dénommé Ivo Watts-Russell, 4AD. Avec la musique sombre et agressive des premiers singles et de l’album Mesh & Lace, le groupe est comparé à Bauhaus et Joy Division. Mais le producteur Hugh Jones lui fait prendre un sacré virage dès le deuxième LP. After The Snow s’affiche en œuvre ouvertement pop et chatoyante, en particulier par la grâce de deux chansons, Someone’s Calling et, surtout, I Melt With You. Si le disque déstabilise les quelques fans européens, il connaît aux États-Unis un succès ahurissant. Après d’incessantes tournées outre-Atlantique et un dernier album sur 4AD, le pastoral Ricochet Days, Modern English implose, perd son guitariste et décide de signer sur un label américain. Mais l’album Stop Start fait un flop. Ce qui n’entachera pas l’incroyable popularité de I Melt With You – qui, en 98, a fêté son deux millionièmes passages sur les ondes américaines –, permettant à Robbie Grey de ressusciter le nom à plusieurs reprises – en 90, 96 et… 2001 puisqu’il enregistre un nouvel album sous la houlette de Hugh Jones ! Steve Walker a pour sa part ouvert dans le quartier londonien de Clapham un magasin de disques qui vient de fêter son cinquième anniversaire, alors que Richard Brown a disparu de la circulation, tout comme Mick Conroy qui n’a plus donné signe de vie, après avoir évolué au sein de Felt, Moose ou Stereolab. Gary McDowell, lui, vit en Thaïlande, où il est l’heureux possesseur d’un bar.

Steve : Un jour, Beggars Banquet nous a appelés pour nous dire que 4AD préparait toute une série de compilations d’anciens groupes du label. Et que nous étions dans le lot.
Robbie : Life In A Gladhouse présente un avantage certain pour tous ceux qui auraient envie de découvrir Modern English aujourd’hui, car il est un reflet assez exact de ce que nous étions à l’époque et témoigne parfaitement de notre évolution en l’espace de quatre ans.

Pourquoi ne pas voir choisi un ordre chronologique ?
Steve : Je ne pense pas qu’on pouvait se permettre d’avoir I Melt With You perdu au milieu du disque. Il fallait que ce morceau se retrouve plutôt vers le début…
Robbie : Car on ne plaisante pas avec les Américains ! Et puis, je trouve ça bien de voir nos premiers singles, comme Gathering Dust, se retrouver à côté de choses plus pop. Comme ça, certains vont pouvoir découvrir notre période “arty”. Nos débuts sur 4AD correspondaient à une époque très excitante… Nous avions une fraîcheur incroyable, nous étions très spontanés. Et nos disques avaient aussi ces qualités, je crois. Tout comme les pochettes et le travail de Vaughan Oliver d’ailleurs. Son choix d’une photo de Diane Arbus pour Gathering Dust, c’était vraiment une excellente idée… En revanche, nous avions perdu toute dynamique au moment d’enregistrer notre troisième album Ricochet Days. Il s’agissait juste de sortir un nouveau disque.

Quand avez-vous perdu cet enthousiasme ?
Steve : Après After The SnowAvec le succès de I Melt With You, on a passé toute l’année 83 sur la route. Il faut savoir que lorsqu’on est arrivé en studio pour Ricochet Days, nous n’avions aucun morceau de prêt. On a dû tout composer sur le tas…
Robbie : J’ai écrit tous les textes pendant l’enregistrement. Ce qui n’est pas forcément une mauvaise chose pour un ou deux titres, mais certainement pas pour tout un album.
Steve : On avait été incapable de faire le moindre morceau pendant les tournées.
Robbie : Surtout parce qu’on n’a pas eu vraiment l’occasion de le faire. Vu les quantités de drogues et d’alcool qu’on ingurgitait, le reste du temps, on le passait à dormir ! (Rires.) Et le plus drôle, c’est que dans le bus, on avait un studio mobile. Je ne crois pas qu’on l’ait souvent utilisé…
Steve : Non, on préférait le magnétoscope.
Robbie : Et puis c’est vrai qu’il y avait plein de filles aussi. En fait, pendant des semaines et des semaines, nous avons vécu dans un palais sur roues. Il y avait deux salons, un bar, une cuisine, des miroirs partout. Ça, les filles adoraient…

Pourquoi avoir enregistré si vite Ricochet Days après la fin de la tournée américaine ?
Robbie : Question de contrat… Ivo a toujours été parfait avec nous, mais le label avait besoin d’un nouveau disque, surtout après le succès de After The Snow aux États-Unis.
Steve : C’était vraiment bizarre. After The Snow marquait une nouvelle direction musicale pour nous et il ne marchait vraiment pas en Europe, beaucoup moins bien que Mesh & Lace. Et puis, neuf mois après sa sortie, on a reçu un coup de téléphone des USA : “Vous savez qu’il y a des radios ici qui ne cessent de diffuser l’un de vos morceaux”. Et c’est comme ça que l’on s’est retrouvé en plein cœur de ce que les journaux américains ont appelé “l’invasion britannique”, aux côtés de Eurythmics, Depeche Mode et tout ça …
Robbie : Je haïssais la plupart de ces groupes… Les trucs genre A Flock Of Seagulls.
Steve : En fait, la seule chose qui nous rattachait à cette scène, c’était les coupes de cheveux surréalistes de notre guitariste Gary McDowell ! (Rires.)

Sans ce succès américain, le groupe aurait continué plus longtemps dans sa formation originelle ?
Robbie : Personne ne peut le dire… La seule chose que je sache, c’est que l’on a tous perdu la tête là-bas. On n’a pas arrêté de tourner. On faisait une série de concerts et lorsqu’on revenait à notre point de départ, il était temps d’en recommencer une autre ! Aujourd’hui, la plupart des groupes se contentent de passer dans quelques villes, New York, Chicago, LA, puis rentrent à la maison. I Melt With You était devenu tellement énorme que l’on s’est même retrouvé dans des villes minuscules du Midwest. Même à l’époque, au milieu des années 80, personne n’allait jouer là-bas. Lorsqu’on sortait du bus, les types étaient persuadés qu’on était homosexuels. Ils nous insultaient. En particulier Gary avec son look incroyable. (Rires.) C’était vraiment une expérience. On jouait dans une ville comme Oklahoma City devant tous ces Américains bizarres, qui ne cessaient de réclamer I Melt With You. Alors, on leur jouait Gathering Dust

C’est bien Steve qui a eu l’idée de travailler avec Hugh Jones pour l’enregistrement de After The Snow ?
Steve : Oui, si mes souvenirs sont bons. J’avais adoré sa production pour le Heaven Up Here de Echo & The Bunnymen. Le son de cet album était vraiment impressionnant pour l’époque. Il a apporté à Modern English un élément mélodique que l’on n’avait pas du tout à nos débuts. On venait du punk, on voulait toujours expérimenter. Lui, c’était un passionné de la scène West Coast, il adorait des trucs comme Neil Young.
Robbie : C’est vrai que l’on était avant tout un groupe expérimental. On peut accorder à Hugh le crédit de nous avoir appris à écrire des… chansons ! (Rires.)
Steve : Parfois, on était expérimental de façon complètement gratuite. Je me souviens d’une Peel Session où l’on avait enregistré dix minutes de musique que l’on avait détestée et l’on avait décidé de diffuser la bande à l’envers, tout en rejouant dessus, parce qu’on trouvait ça mieux ! (Rires.)
Robbie : On avait une démarche arty. Hugh nous a appris ce qu’était un refrain, un couplet, un pont… Il a réorganisé nos morceaux. Avant de le rencontrer, on faisait du collage. Mais c’était très créatif… Quand on a commencé le groupe, on ne savait vraiment pas jouer. Il n’y avait que notre batteur, Richard.
Steve : C’était de loin le meilleur musicien. Il a longtemps réussi à nous faire sonner de façon bien meilleure que ce que nous étions capables de faire réellement. (Rires…)

Qu’avez-vous pensé des morceaux quand vous avez dû les réécouter pour la compilation ?
Robbie : J’ai fait pas mal de tournées aux États-Unis ces dernières années puisque je continue, avec d’autres musiciens, Modern English. Et je me souviens avoir entendu After The Snow pendant une séance de dédicaces… Le son m’a paru ridicule ! (Rires.) Surtout lorsque tu compares ce que l’on peut faire maintenant avec des logiciels comme Protools…
Steve : Tous les deux ou trois ans, j’écoute les trois albums. After The Snow et Ricochet Days fonctionnent bien encore, je trouve… Je ne suis pas aussi sûr pour Mesh & Lace, qui est vraiment un disque ancré dans son époque.
Robbie : Je ne suis pas entièrement d’accord. J’ai une relation très affective avec tous nos premiers morceaux, j’aime beaucoup ce qu’ils me rappellent. Mais c’est plus dû à des souvenirs personnels qu’à une quelconque question de valeur intrinsèque… Je me souviens que la première fois que nous avons entendu I Melt With You mixé, Richard et moi avons protesté : “On ne peut pas faire ça, c’est trop poppy pour nous !” Et vingt ans après, je vis encore grâce à cette chanson. Et vingt ans après, c’est grâce à cette chanson que je vis ! (Rires.) Aux États-Unis, je rencontre souvent de formations qui m’avouent avoir débuté après avoir entendu ce titre… Un jour, j’ai même vu un groupe de reprises dans un bar le jouer ! Et tu savais que Jay Mascis de Dinosaur Jr avait appris à la batterie sur cette chanson ?!

Pour des compositeurs, ce n’est pas trop frustrant de n’être connu que pour un morceau ?
Robbie : Oh, ce n’est pas évident. Et je ne pense pas qu’il existe beaucoup de groupes pour lesquels ce soit à ce point-là. I Melt With You a même été pris pour une pub McDonalds. Il est même utilisé dans un film qui va sortir bientôt, Whatever It Takes : dans une scène, un type joue le morceau à sa petite amie à l’accordéon !
Steve : La plupart des chansons venaient d’idées de Mick et Gary. Et puis, Robbie et moi apportions les quelques touches finales.

Aujourd’hui, vous pensez que vous avez eu raison de quitter 4AD pour signer sur un label américain ?
Robbie : C’est la pire décision que l’on ait jamais prise tu veux dire ! Sans que l’on s’en rende compte, Modern English était devenu un business là-bas. On était devenu trop gros, on ne pouvait plus rien contrôlé…
Steve : En plus, c’était les débuts du “rock corporatif”. On était sponsorisé par Ray Ban, les représentants de Swatch venaient nous voir…

Vous pensez que cette compilation peut attirer un public jeune, qui n’a jamais entendu parler de vous ?
Robbie : Sincèrement, je crois…
Steve : Il y a des chansons qui tiennent encore largement la route, mais je ne sais pas trop. Cela dit, les Bunnymen se sont bien reformés, et ne s’en tirent pas trop mal, alors…


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