Mike Lindsay et le puzzle Tunng

Tuung / Photo : DR
Tuung / Photo : DR

Que reste-t-il à vivre et à dire après vingt années de vie commune ? De bien belles choses semble-t-il, si l’on se fie aux premières écoutes du nouvel album de Tunng, Love You All Over Again. Au terme de deux premières décennies d’un mariage, souvent harmonieux, parfois tumultueux, Sam Genders et Mike Lindsay ont décidé de s’en tenir à ce qu’ils savent faire de mieux ensemble : un mélange des genres contrasté où les structures folk traditionnelles se mêlent aux explorations électroniques contemporaines. En l’absence du premier nommé, c’est donc le second qui, depuis son studio du Kent, partage quelques impressions, anciennes et nouvelles, sur cette recette originale de la longévité.

Le premier album de Tunng – This Is Tunng… Mother’s  Daughter And Other Songs (2005) – est sorti il y a tout juste vingt ans. Est-ce que vous y avez pensé en enregistrant le nouveau ?

Mike Lindsay : Le vingtième anniversaire du groupe est plus ou moins le fil directeur du nouvel album. Fêter ses vingt ans ensemble, c’est un événement et une réussite importante, qu’il s’agisse d’un couple ou d’un groupe. Nous avons eu envie de marquer le coup et de célébrer cette longévité et nous l’avons fait en nous penchant sur notre propre parcours. Nous avons pensé que c’était une bonne occasion de revenir un peu sur ces influences et ces sons qui nous avaient donné envie de démarre l’aventure, au tout début, et qui constituent la matrice de tout ce que nous avons essayé de développer ensuite. C’était très excitant de revenir à nos sources. Nous nous étions fixé de nombreuses règles à l’époque : utiliser uniquement des guitares acoustiques, ne rajouter aucune reverb sur les voix… Avec le temps, nous les avons assouplies pour la plupart. Ce coup-ci, nous sommes revenus à une interprétation un peu plus stricte de ces contraintes.

De ce fait, le contraste avec l’album précédent, Dead Club (2020) est assez saisissant.

Mike Lindsay : Comme son titre l’indique, Tunng Presents Dead Club était un album conceptuel entièrement consacré à la mort et au sentiment de la perte. Un sacré sujet, comme tu peux l’imaginer, même si toutes les chansons sont loin d’être sombres ou pesantes. Nous n’avons pas eu la possibilité de le jouer sur scène – il est sorti en plein pendant les confinements. Nous avions envie de célébrer une certaine forme de vitalité cette fois-ci tout en exprimant notre point de vue sur notre propre parcours.

De ce fait, est-ce que vous avez réécouté vos premiers albums ? Est-ce que certains aspects que vous aviez peut-être oubliés vous ont rétrospectivement surpris ?

Mike Lindsay : Bonne question. Oui, nous avons été amenés à réécouter certains titres que nous n’avions pas entendus depuis longtemps. C’est vrai que nous n’avons pas l’habitude de revisiter très souvent nos propres albums : une fois qu’ils sont publiés, ils existent presque indépendamment de nous. Même les chansons que nous avons continué à jouer parfois en concert ont considérablement évolué par rapport aux versions d’origine. J’ai été assez surpris, notamment en réécoutant le premier album et les singles que nous avions enregistrés à la même époque, au début du siècle. Je suis retombé amoureux de cet album. Je l’adore en fait : c’est le point de départ de tout ce que nous avons réussi à construire, Sam et moi, tout au long de ces vingt années. J’y entends encore notre désir mutuel d’expérimenter tout ce qui pouvait l’être dans le studio. Je venais tout juste de m’installer à Londres et j’étais passionné de musiques électroniques. Il y avait ce label, Expanding Records, dont les bureaux étaient situés à Soho, dans l’immeuble dont nous occupions le sous-sol – il y avait aussi une boutique de vêtements pour femmes au rez-de-chaussée. J’avais envie de percer les secrets de cette musique électronique bricolée et imparfaite pour les accommoder à mon propre style. C’est ce que j’entends sur ce premier album, en tous cas pour ce qui est de la production : mes tentatives pour explorer différents sons et différentes machines, sans idée préconçue du résultat. En même temps, Sam et moi partagions une même passion pour des références plus anciennes : la bande originale de L’Homme d’Osier (1973) composée par Paul Giovanni ou Pentangle. Sam et moi sommes tous les deux des guitaristes, même s’il est aussi un auteur et un poète génial. A l’époque, nous avons essayé de mélanger toutes ces influences. Comme pour n’importe quel groupe, le premier album est sans doute le plus excitant, même s’il n’est pas souvent le plus abouti : rien n’égale l’excitation et l’effervescence d’un groupe qui rentre en studio pour la première fois de son existence.

Qu’est-ce qui vous a attiré au départ vers le folk britannique ?

Mike Lindsay : Pour Sam, il s’agissait davantage d’une évidence : il a grandi en écoutant des songwriters classiques. John Tams du Albion Band a été un de ses mentors. Cela fait donc partie de ses racines. Moi, je jouais aussi de la guitare quand j’étais adolescent, mais c’était plutôt dans des groupes de Metal. J’ai découvert Nick Drake quand j’avais seize ans et ça a été mon point d’entrée vers le folk. Pour Pentangle, c’est la fusion parfaite entre le jazz et le folk qui m’a attiré. Ce mélange entre la tradition et la modernité : c’est aussi ce que nous avions envie d’explorer à notre manière.

Tu évoquais plus tôt les règles que vous vous étiez imposées au début.  Est-ce que tu estimes qu’elles sont nécessaires et qu’elles favorisent paradoxalement une certaine forme de créativité ?

Mike Lindsay : Je pense, oui. J’ai toujours pensé qu’il était préférable, par exemple, de commencer le travail d’écriture ou de production pour un album en restreignant l’étendue de la palette instrumentale. Même si nous avons parfois fait quelques exceptions. Je trouve que c’est plus facile de composer en canalisant au préalable certains choix. Cela permet aussi de conserver une certaine cohérence, une continuité préétablie entre les morceaux. On a plus tendance à se disperser sinon. Il y ainsi des éléments que l’on peut retrouver dans nos huit albums, malgré toutes leurs différences : l’imaginaire poétique, les harmonies vocales à l’unisson, les guitares acoustiques, les arrangements électroniques.  Pour la première fois, nous nous sommes dit que nous avions envie d’enregistrer un « album de Tunng » et c’était plutôt agréable.

Ce sont des contraintes du même type que tu t’es imposée l’an dernier, pour ton premier album solo – Supershapes Volume 1 (2024) – sur lequel chaque chanson est consacrée à l’évocation d’un objet du quotidien ?

Mike Lindsay : Oui, un peu. Un bon thème d’écriture doit être suffisamment précis pour permettre de relier les différentes parties d’un disque les unes aux autres. Et, à la fois, suffisamment souple pour ne pas entraver l’inspiration. Mais c’est toujours utile d’avoir une idée directrice.

Après vingt années de collaboration, est-ce que toi et Sam parvenez encore à vous surprendre ?

Mike Lindsay : Oui et ce d’autant plus que nous ne voyons pas si souvent que cela. Nous sommes donc toujours plus ou moins étonnés quand nous nous retrouvons. Trois des membres du groupe vivent à Londres. J’habite dans le Kent, Ashley vit sur la côte Est et Sam est en Suède. C’est un peu comme dans un mariage ou une relation amicale très forte : nous avons développé tous les six une forme de complicité, de langage et de références communes construites pendant de longues heures passées ensemble pendant les tournées, à l’arrière d’un van. Chaque fois que nous nous réunissons pour un enregistrement ou un concert, nous sommes d’abord heureux de pouvoir plaisanter ensemble et d’échanger à partir de notre histoire commune. Nous sommes très différents les uns des autres mais ça fonctionne encore parce qu’aucun d’entre nous ne possède un ego envahissant.

Tunng / Photo : Paul Heartfield
Tunng / Photo : Paul Heartfield

L’éloignement géographique vous oblige, j’imagine, à organiser le travail collectif à distance, de façon un peu particulière. Comment est-ce que ça se passe concrètement ?

Mike Lindsay : C’est un peu comme d’assembler les pièces d’un puzzle. C’est comme cela que cela fonctionne pour tous les albums d’ailleurs. C’est souvent moi qui me charge du collage ou de l’agencement des pièces que me fait parvenir chacun des autres membres. Souvent, je travaille chez moi, dans mon studio avec une personne à la fois, ou deux parfois. Phil (claviers) et moi commençons souvent par enregistrer une trame rythmique. Sam y ajoute un texte et de la profondeur. Et chacun propose ensuite sa propre contribution. C’est une méthode qui s’est avérée assez efficace et cohérente tout au long des années. Le seul problème, c’est qu’il faut ensuite que nous apprenions à jouer tous ces morceaux en groupe, pour les concerts. Et c’est en général à ce stade que nous sommes obligés de nous réunir physiquement.

A quel moment décidez-vous que le puzzle est complet ?

Mike Lindsay : Pour un morceau en particulier, cela relève de l’intuition. Je travaille en général sur plusieurs mix d’une même chanson et, à un moment donné, je sais que le résultat est optimal parce que la version suivante est moins bonne ou trop surchargée. A l’échelle d’un album, au bout d’un certain temps – souvent quand nous sommes parvenus à terminer sept ou huit morceaux – nous sentons qu’il manque une coloration ou un élément. C’est comme si l’album nous réclamait une ou deux chansons particulières et nous essayons de le compléter.

Cet équilibre que tu évoquais entre tradition folk et modernité électronique se mesure donc plutôt à l’échelle d’un album que d’une chanson ?

Mike Lindsay : Tout à fait. Sur le dernier album par exemple, Levitate A Little est une chanson folk très traditionnelle dans l’écriture. Nous l’avons composée, Sam et moi, en nous promenant au bord de la mer après une après-midi passée à travailler presque exclusivement sur des machines et des claviers. Au bout d’un moment, nous en avions assez et, après la balade sous la pluie, nous sommes rentrés pour écrire cette chanson. J’ai accordé ma guitare comme dans certains morceaux de Richard Thompson et, en deux heures à peine, c’était terminé. C’était presque reposant après de longues heures passées sur les boîtes à rythme et les synthétiseurs.

Sur un point, en revanche, Tunng m’a toujours semblé se démarquer de cette tradition folk : les textes des chansons ne racontent pas vraiment d’histoire et n’évoquent pas non plus ouvertement des sentiments intimes. Ils reposent souvent sur des images poétiques.

Mike Lindsay : Sam aurait sans doute davantage de chose à raconter sur cet aspect du travail. C’est vraiment un songwriter naturel, ce qui n’est pas du tout mon cas. J’ai toujours eu plus de mal à écrire des paroles. Il m’arrive en effet de m’inspirer de certaines images. Pour mon album solo par exemple, je me suis beaucoup appuyé sur des recueils de photographies, notamment ceux consacrés au Bauhaus. Sinon, la plupart du temps, ce sont les sons qui m’inspirent. Je ne saurais pas exactement l’expliquer mais certaines atmosphères sonores m’évoquent des émotions différentes. Je pars souvent de ces impressions musicales et des sentiments qui peuvent y être associés.


Love You All Over Again par Tunng est disponible chez Full Time Hobby

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