Pendant longtemps, bon nombre des groupes que nous chérissions étaient ceux avec lesquels nous avions grandi. Désormais, il y a ceux avec lesquels nous choisissons de vieillir. Parfois, ce sont les mêmes. Mais pas toujours. En musique comme en amour, la nuance est d’importance. A la simple continuation nostalgique des émois de jeunesse, dont l’intensité initiale suffit parfois à retarder la dissipation inévitable, il faut parvenir à substituer une autre source d’enchantement. Moins bouillonnante, sans doute. De celle qui puisse survivre à la dissipation des attentes illusoires de la nouveauté radicale, d’un chef d’œuvre susceptible de rebattre l’ensemble des cartes usées aux encornures d’un jeu distribué il y a plusieurs décennies. Les albums de Nada Surf se suivent, plus ou moins régulièrement. Ils se ressemblent aussi, souvent, et ça n’est pourtant jamais un motif de déception. Le sillon creusé avec persévérance par Matthew Caws et ses camarades est suffisamment profond et fertile pour y replonger à chaque occasion. Comme tous ses prédécesseurs sans exception, Moon Mirror contient sa douzaine d’excellentes chansons, alternant entre accélérations powerpop électrisées et ballades méditatives. Comme à chaque fois, l’impression s’impose d’entendre se renouer les fils d’une conversation intime avec l’un des auteurs les plus touchants dans les évocations honnêtes de ses fragilités.
Never Not Together, le dernier album de Nada Surf avant Moon Mirror (2024) était sorti début 2020, au tout début de la pandémie. Votre concert en mars 2020 était d’ailleurs le dernier auquel j’ai assisté avant la fermeture de toutes les salles parisiennes. Comment avez-vous géré cette période de votre côté ?
Matthew Caws : Au début, c’était un peu difficile pour ce qui me concerne. Je n’ai pas écrit ni composé grand-chose pendant un moment. Comme beaucoup de gens, j’ai commencé par me recentrer sur la vie de famille et… En fait, non, je ne sais pas si c’est une généralité. J’ai l’impression qu’il y a eu plusieurs types de réponses à cette question, plusieurs manières d’affronter cette situation. J’ai des amis qui ont essayé de s’atteler à l’écriture du plus grand roman de l’histoire de la littérature américaine et d’autres qui sont restés sans rien faire pendant des mois. C’était plutôt mon cas dans un premier temps. Et puis, j’ai commencé petit à petit à éprouver le besoin de me remettre au travail. C’est comme cela que sont nées la plupart des chansons de l’album. Pendant un ou deux mois, j’ai réglé mon réveil à cinq heures du matin pour avoir la maison toute entière à ma disposition, avant que le reste de la famille se réveille. Et, ce que j’ai découvert c’est que, à cette heure très matinale, mon potentiel d’autocritique intérieure, cet œil malveillant dont j’avais toujours perçu la présence dans un coin de la pièce était encore endormi. J’ai éprouvé un sentiment très fort de soulagement et de liberté en travaillant très tôt le matin. C’est quelque chose dont j’avais toujours eu conscience, plus ou moins confusément, mais je ne l’avais jamais érigé en système ou en routine de travail.
D’habitude, ton jugement critique sur ton propre travail pouvait être un élément de blocage ?
Matthew Caws : Oui. Je ressens souvent une forme de honte quand je me remets à travailler sur un morceau. Le premier jet passe facilement. Mais, dès qu’il s’agit d’y revenir, ne serait-ce que quelques heures plus tard, je commence à me poser beaucoup de questions, à me demander pourquoi j’avance si lentement. C’est complètement idiot, je sais mais c’est souvent comme ça. J’ai réussi à court-circuiter cette émotion négative en me levant plus tôt. Je crois que ça m’a permis de modifier ma perception du temps. Je ne me sentais plus coupable de ne pas avoir assez avancé dans mon travail au cours de la journée puisque la journée n’avait même pas commencé. Elle n’existait pas encore. Le chronomètre n’avait même pas commencé à tourner. C’était du temps imaginaire. Mais c’est un peu pour les mêmes raisons que j’adore travailler les jours fériés – à Noël par exemple – parce que j’ai l’impression que le temps n’existe pas.
Ce regard critique que tu évoquais a –t-il déjà entrainé des blocages dans l’écriture ?
Matthew Caws : Non, ça ne va pas jusqu’au blocage. C’est plutôt un sentiment d’anxiété omniprésent et désagréable. C’est quelque chose qui a toujours fait partie de ma vie et de ma personnalité. J’ai toujours vécu avec des doutes sur mes propres capacités qui cohabitent aussi avec une part de confiance en moi ou, en tous vas, d’espoir. Ce sont deux faces qui sont engagées dans une lutte permanente.
Pour ce qui est de l’organisation du travail collectif, vous aviez déjà pris l’habitude de travailler à distance, j’imagine.
Matthew Caws : Oui, de ce point de vue ça n’a pas beaucoup changé. Nous avons continué à échanger par Zoom ou par téléphone. Et puis, dès que les règles ont été un peu assouplies, nous avons repris les tournées en portant des masques dans le bus.
La dernière fois que je vous ai vus sur scène, en 2023, c’était en banlieue parisienne, à la salle Paul B. de Massy et c’était votre seule date française à cette période. Comment vous êtes-vous retrouvés là-bas ?
Matthew Caws : Je n’en ai aucune idée – ce n’est pas moi qui me suis occupé de gérer cette date – mais j’ai adoré. Dès qu’on s’écarte un peu des grandes villes et des métropoles, le public a tendance à réagir différemment. Sans doute parce qu’il est moins blasé ou surexposé à une offre de concerts très dense. Je me souviens qu’en 1998, nous avions fait une tournée de trente dates en France et que nous avions dans des endroits nettement plus improbables. Pirou Plage, en Normandie, ce genre de choses. Ça fait du bien de s’écarter un peu des sentiers battus.
Vous avez choisi d’enregistrer Moon Mirror à Rockfield au Pays de Galles. Pourquoi ?
Matthew Caws : Ian Laughton, qui a produit nos deux derniers albums et qui est aussi notre ingénieur du son pour la scène, avait déjà eu l’occasion d’y travailler avec Ash il y a longtemps. Il avait gardé des contacts amicaux avec d’autres techniciens qui travaillent encore là-bas. C’est donc lui qui nous a proposé de nous retrouver à Rockfield. Évidemment, j’étais très attiré par le côté presque mythique du lieu dans lequel des centaines de groupes que j’adore sont passés. Echo And The Bunnymen ou The Flamin’ Groovies pour n’en citer que deux.
C’était important de pouvoir travailler ensemble dans un endroit isolé ?
Matthew Caws : Oui et non. C’est ce que racontent souvent les groupes, c’est vrai : on part là-bas pour bénéficier d’un environnement calme et dépourvu de toutes les tentations perturbantes. Nous sommes tous plus âgés maintenant. Même si nous nous étions retrouvés dans un studio en plein centre-ville, je crois que nous sommes devenus capables de nous concentrer et de travailler sérieusement. A nos âges, qu’est-ce qu’il pourrait bien y avoir de plus excitant que d’enregistrer un album ?
Une fois encore, plusieurs des chansons de l’album – Second Skin, In Front Of Me Now – évoquent la difficulté à vivre en étant pleinement présent dans l’instant et dans la situation. Depuis quand ce thème est-il apparu comme central dans ton écriture ?
Matthew Caws : C’est une bonne question. Je ne sais pas très bien, en fait. Il faudrait que je feuillette plus attentivement un recueil de tous mes textes. J’ai quand même l’impression que, au début, j’étais davantage préoccupé par les relations – amoureuses, mais pas seulement – et que je me suis petit à petit recentré sur des sentiments plus personnels. Je suis marié et très heureux de l’être et je n’ai donc plus grand-chose à raconter des péripéties d’une vie romantique douloureuse ou agitée ou insatisfaisante. J’imagine que cette évolution dont tu parles tiens aussi à l’âge. En vieillissant, on prend progressivement conscience – parfois de façon très claire et très aigüe – que la bonne vie ne se trouve pas dans l’avenir. Elle se déroule ici et maintenant. Cela engage évidemment des questions différentes : est-ce que je suis bien ici ? est-ce que je suis vraiment moi-même à cet instant ? Est-ce que je porte un masque ? Je n’ai rien contre les masques mais c’est simplement très fatigant. Comme disait Mark Twain, si tu t’en tiens à la vérité, tu n’es même pas obligé de te souvenir de ce que tu as dit. Cela exige beaucoup de travail et d’énergie de construire puis d’entretenir une façade présentable. Mais on peut aussi se sentir trop vulnérable si on en bâtit aucune. Tout cela, ce sont des réflexions ou des impressions personnelles que je griffonne au passage sur mes carnets et qui finissent par resurgir dans les chansons, parfois. Pour In Front Of Me Now, j’avais aussi envie de réfléchir aux troubles de déficit de l’attention dont tout le monde s’est mis à parler depuis quelques années. C’est presque devenu une mode. Il y a sept ou huit ans, tous les médias américains ne parlaient que des troubles du sommeil et des manières de mieux dormir. Depuis deux ans, ils sont tous passés au TDA. J’ai moi-même été diagnostiqué il y a quelques années. Je suis tout de même devenu plus calme en vieillissant. Je remarque davantage de choses et je suis notamment plus attentif à mon propre comportement. Et je prends conscience de plus en plus clairement de mon incapacité chronique à gérer mon temps et à m’organiser. J’ai vraiment beaucoup de mal à me concentrer sur une seule chose à la fois. J’ai installé un dictionnaire sur ma table de nuit parce qu’avant, quand je me réveillais la nuit et que j’allais vérifier la définition d’un mot sur mon téléphone, je me surprenais une demi-heure plus tard en train de regarder complètement autre chose. Je m’intéresse à plein de choses à la fois et je suis très facilement distrait. C’est aussi pour ces raisons que ces thèmes que tu évoquais me touchent de très près.
Et, incidemment, quel est ton point de vue sur la médicalisation croissante de la prise en charge de ce type de troubles, notamment pour des enfants ?
Matthew Caws : J’espère qu’on pourra y résister. J’espère vraiment que, une fois que davantage de gens auront évoqué leur état et leurs symptômes de façon sereine et transparente, on s’apercevra qu’il ne s’agit pas de cas rares ou minoritaires. Beaucoup de gens – peut-être même une majorité de personnes – peuvent souffrir de symptômes de ce type. Franchement, nous ne sommes pas configurés de façon optimale. Nos cerveaux sont bien trop puissants et génèrent sans cesse des problèmes et des préoccupations. Je n’ai jamais été placé sous traitement médical et je m’en félicite. Tant qu’un enfant ne présente pas de symptômes graves, on a tendance à considérer que tout va bien pour lui. J’ai grandi à une époque et dans un environnement où je n’étais pas vraiment autorisé à avoir de problèmes. Rétrospectivement, je me dis que j’aurais bien aimé qu’on m’apprenne des techniques de méditation quand j’étais plus petit. Ça m’aurait beaucoup aidé, je crois.
J’ai aussi été très touché de t’entendre évoquer sur scène les bienfaits de la psychothérapie. Est-ce que tu établis parfois des liens entre le travail analytique et l’écriture ?
Matthew Caws : Oui, tout le temps. Pour moi, la page blanche est l’équivalent du thérapeute. L’écriture exige un même degré d’honnêteté. Et puis, le cabinet du thérapeute a pour fonction de proposer un espace de sécurité, un lieu pour soi-même. Les chansons constituent également un espace de sécurité totale : si je ne me sens pas à l’aise, si j’éprouve de l’inconfort à évoquer un sentiment ou une situation, je peux toujours rajouter une métaphore ici et là. Et si ça ne suffit pas, je rajoute quelques métaphores de plus. C’est très facile de dissimuler les choses, en les exposant en même temps au vu et au su de tous. C’est pour cette raison que je suis fermement convaincu qu’on devrait investir davantage dans l’éducation artistique des plus jeunes. Plus on parvient à exprimer ses tourments par une médiation artistique, moins on a tendance à les extérioriser de façon négative ou violente.
En matière de métaphores ou d’images, on trouve une fois encore dans ces nouvelles chansons beaucoup d’évocations très contrastées d’éléments naturels : la lune et le soleil, la mer et les montagnes. Un peu comme dans certains haïkus.
Matthew Caws : C’est exact, oui. Pour ce qui est des astres, c’est aussi le produit de réflexions sur les conflits politiques aux États-Unis. C’est ce que j’ai essayé d’évoquer dans cette chanson qui donne son titre à l’album. Je me suis demandé ce que nous pouvions bien avoir encore en commun et j’ai pensé à la lune comme étant une des seules choses que nous pouvions tous contempler au même moment. J’essaie, tout en écrivant, de me projeter aussi dans la peau d’un auditeur et ces références naturelles très simples m’apparaissent souvent comme un bon moyen de suggérer des images fortes et aisément transposables. Les paroles de chansons reposent souvent sur l’hyperbole : c’est toujours d’une version exagérée de la réalité dont il est question. Une réalité aux contours plus nets, plus contrastés. Il y a la lumière et l’obscurité, « toujours » et « jamais ». Tout le monde sait très bien que la vie réelle est toujours plus nuancée. On vit dans un monde de « parfois » et de « rarement ». Mais « parfois » et « rarement » ne font pas de bonnes chansons.
Il y a toujours eu une dynamique très particulière, non seulement dans les chansons de Nada Surf mais aussi à l’échelle des albums : ces montagnes russes où l’on alterne entre des morceaux plus rapides et des ballades, où la conclusion demeure souvent très ouverte, presque en suspension. J’imagine que c’est le produit d’un travail conscient ?
Matthew Caws : Absolument. L’ordre des morceaux a toujours été un aspect très important du travail, et qui constitue l’équivalent de la préparation de la setlist pour un concert. Moon Mirror, par exemple, est la troisième chanson. Pendant plusieurs semaines, c’était la deuxième mais il y avait quelque chose qui ne fonctionnait pas parce que c’est une chanson lente. En concert, nous commençons toujours par deux chansons rapides et, ensuite seulement, nous ralentissons un peu le rythme. La première chanson contient toujours une promesse et il faut la tenir. Un peu comme si on disait au gens : « Bienvenue, c’est la fête ! » On ne peut pas les priver de la fête après trois minutes.
Certaines chansons peuvent donc être perçues différemment selon le contexte ?
Matthew Caws : Bien sûr. Une anecdote à ce sujet pour préciser les choses. Nous étions en concert à Nantes il y a quelques années. C’était l’une des dernières dates d’une tournée très longue. En général, je préfère ne pas changer la setlist d’un soir à l’autre en tournée. Je ne sais pas très bien ce qui m’a pris – la lassitude sans doute, ou l’inconscience – mais, en rentrant sur scène ce soir-là, j’ai pris le micro et j’ai crié : « qui veut entendre le concert à l’endroit ? ». Presque personne n’a réagi et je ne suis pas certain qu’ils avaient vraiment compris la question. Et puis j’ai lancé : « qui veut entendre le concert à l’envers ? ». Tout le monde s’est mis à hurler. Nous avons donc retourné la setlist et c’était très amusant. Les morceaux du rappel habituel – que nous avons donc joués au début – sonnaient beaucoup plus sobres et mieux tenus. Inversement prévus pour le début et sur lesquels tout le monde s’est déchainé ce soir-là. Toutes les cartes étaient rebattues.
Est-ce qu’il y a des moments particuliers – ou des atmosphères – dans lesquels tu te sens disposé à écrire certains types de morceaux – plus rapides ou plus lents ? Ou l’inspiration est-elle aléatoire ?
Matthew Caws : Non, ce sont effectivement des types de chansons qui correspondent à des séquences différentes dans ma vie quotidienne. Je ne suis pas bipolaire – on ne peut pas tout avoir ! – mais j’ai parfois l’impression que je viens d’ingurgiter plusieurs litres de café. Ce n’est pas désagréable d’ailleurs, en tous cas quand j’ai une guitare sous la main. Si je me retrouve dans cet état et que je ne suis pas d’humeur à composer, c’est que ça va probablement mal. Le contraste entre les morceaux est d’abord une conséquence de ces changements d’état physique.
Une question sur la structure rythmique inhabituelle de The One You Want qui ressemble presque à un boléro. D’où vient-elle ?
Matthew Caws : C’est Ira qui l’a proposée. Nous étions en train de discuter d’un documentaire en ligne dans lequel Stewart Copeland de The Police analyse les origines des rythmes du rock’n’roll. Il évoque cet endroit à la Nouvelle-Orléans où les percussionnistes et les batteurs se réunissaient à la fin du XIX° siècle et où sont nées bon nombres de formes rythmiques qui ont ensuite diffusé dans toutes les musiques populaires contemporaines. Stewart Copeland interviewe un autre batteur dont le nom m’échappe qui continue à jouer tout en répondant une question et qui, en une minute à peine, passe des années 1900 aux années 1950, de la fanfare des origines jusqu’au rock’n’roll. C’est très impressionnant. Ira et moi regardions ce passage ensemble et il a commencé à battre la mesure sur son tambourin et sa caisse claire. C’est comme cela que la rythme est né en trois minutes.