Marianne Faithfull, le baiser parfait

Il y a 23 ans, Étienne Daho interviewait Marianne Faithfull.

Etienne Daho et Marianne Faithfull / Photo : Philippe Lévy
Etienne Daho et Marianne Faithfull / Photo : Philippe Lévy

Hiver 2002. On a rendez-vous dans le jardin d’hiver d’un bel hôtel parisien – un hôtel dont on a oublié le nom mais qui n’était pas loin du Jardin des Tuileries. Ils sont deux, un homme et une femme. Un fan et une femme. Deux artistes qui se connaissent depuis quelque temps alors… Ce n’est certainement pas un drôle d’endroit pour cette rencontre. Le lieu leur va bien. Surtout à elle, dont les excès connus de presque tous n’ont pas réussi à mettre à mal une incroyable élégance.

J’imagine que l’idée de cette rencontre – plutôt évidente au demeurant– nous était venue une fin de journée dans les locaux alors enfumés du Boulevard de Ménilmontant (Paris XIe), entre quelques cadavres de bouteilles (bières, vin, voire vodka et whisky), des cendriers trop pleins et des paquets de chips éventrés – quant aux seules drogues présentes, c’était en général des fraises Tagada et autres sucreries du même acabit. J’imagine surtout que dans l’euphorie de la confusion, tout le monde avait trouvé ladite idée géniale. Quelques semaines plus tard, pour évoquer un album qui comptait à son générique beaucoup d’artistes qur la RPM canal historique tenait en assez haute estime, on se présentait dans ce jardin d’hiver pour retrouver l’homme et fan Étienne Daho et la femme Marianne Faithfull – dont on n’a jamais pu s’empêcher de penser que le nom disait tant…  À l’annonce de sa disparition jeudi dernier, j’ai mis trois jours à me souvenir de cette rencontre-là – et de me dire une fois encore que la mémoire était parfois très joueuse. Un peu trop peut-être. Heureusement, j’ai retrouvé trace de ce que ces deux-là s’étaient dit ce jour-là…

Pour beaucoup, Marianne Faithfull est avant tout une rescapée. Pourtant, Elle est surtout une artiste surdouée, qui a su se remettre en question, tenté d’impossibles paris et apprivoisé tous les styles musicaux, du folk au jazz, en passant par la pop ou le cabaret. Son dernier défi en date n’est sans doute pas le moins insensé. En invitant Billy Corgan, Blur, Pulp, Beck ou Étienne Daho pour enregistrer Kissin’ Time, elle aurait pu succomber sous le poids d’une trop grande diversité. Loin de cela, elle a réussi un disque moderne, dense et passionnant. Cette drôle de dame raconte à l’un de ses fans français les plus ardents – chanteur lui aussi – comment elle a réussi ce tour de force.

Marianne Faithfull / Photo : Philippe Lévy
Marianne Faithfull / Photo : Philippe Lévy

“J’ai acheté Les Enfants Terribles de Cocteau pour Marianne. Et c’est marrant, parce qu’elle m’a raconté que lorsqu’elle a pris son premier acide avec Keith Richards, elle avait eu ce bouquin en vision !” Cette brève anecdote rapportée par Étienne Daho résume assez bien, en fait, la vie confuse de Marianne Faithfull, chanteuse, actrice et comédienne, ex-femme fatale et junkie notoire, lettrée et adulée. Elle a à peine dix-huit ans lorsque Andrew Loog Oldham la découvre dans une soirée londonienne. Sa beauté diaphane, ses grands yeux rêveurs bouleversent à tel point le mentor des Rolling Stones qu’il somme ses protégés de lui composer une chanson. As Tears Go By est un hit, Marianne, une star. Elle quitte son mari, devient l’amante de Mick Jagger, fricote avec Keith Richards et Brian Jones, découvre les drogues. Elle est tellement accro à l’héroïne qu’elle doit, au début des 70’s, juste après sa rupture avec le leader des Stones, suivre une première cure de désintoxication. Et ce n’est qu’en 1979 qu’elle connaît sa renaissance artistique, avec un disque dense et oppressant, Broken English, où sa voix douce et fragile s’est métamorphosée en timbre grave et rauque. Toujours en proie à ses démons, elle n’en reste pas moins régulièrement sur le devant de la scène. En 1994, elle publie une autobiographie édifiante, avant de collaborer avec Angelo Badalamenti (l’album A Secret Life, 1995) et de s’attaquer au répertoire de Kurt Weill. Mystérieuse, belle, douée de talents multiples – elle a récemment renoué avec le cinéma, dans le film de Patrice Chéreau, Intimité –, Marianne Faithfull est une femme captivante, “une muse”, doublée d’une chanteuse charismatique. Pas étonnant, dès lors, que la crème des artistes d’aujourd’hui – de Beck à Pulp, en passant par Blur ou Billy Corgan – se soit empressé d’accepter son invitation et ait donné naissance à un album sensuel, tendu et d’une modernité fascinante. Étienne Daho, qui a participé à ce casting royal – le temps d’un morceau, The Pleasure Song, co-écrit avec ses copains des Valentins – a bien voulu revêtir les habits de journaliste pour que la dame accepte de lever le voile sur la genèse de Kissin’ Time. Instants choisis.

Étienne Daho : D’abord, je trouve que Kissin’ Time est un très beau titre pour un album…
Marianne Faithfull : Ce n’est pourtant pas celui que j’ai toujours eu en tête. À un moment, j’ai failli l’intituler Sex With Strangers, parce que, après tout, ça résumait un peu la façon dont il a été enregistré. Mais je voulais quand même quelque chose qui donne une idée positive, qui suggère une image posée. En fait, Avec Vagabond Ways (ndlr. album réalisé en 1999), j’ai clos un cycle…

Étienne Daho : Un cycle entamé avec Broken English ?
Marianne Faithfull : Oui… Le XXe siècle était sur le point de s’achever, et il m’a semblé que c’était le moment parfait pour refermer une parenthèse. Pour moi, Kissin’ Time, c’est ma façon d’entrer dans une nouvelle ère, c’est une carte de visite qui présente la nouvelle Marianne Faithfull. Mon but, maintenant, est de travailler avec de jeunes artistes, de les vampiriser, de leur voler leur talent ! Pour en revenir au titre, il existe un très joli proverbe en Irlande, au sujet de cette fleur, le jeunet…

Étienne Daho : C’est ma fleur favorite !
Marianne Faithfull : Eh bien, tu devrais aimer ce proverbe : “Quand le jeunet est éclos, il est temps de s’embrasser”. Or, comme tu le sais, le jeunet est toujours éclos…

Étienne Daho : Dès le départ, l’idée était de multiplier les collaborations pour cet album ?
Marianne Faithfull : En fait, il y a eu un moment où j’ai vraiment voulu tout arrêter et partir vivre en Australie. J’étais à deux doigts de le faire, mais François Ravard (ndlr. manager de Marianne Faithfull) a su me raisonner… Et c’est alors qu’il m’a proposé de penser à des personnes avec lesquelles je rêverais de travailler. Je lui ai donc préparé ma liste de vœux. Et on les a contactés. Je voulais quand même collaborer avec des gens que je connaissais ne serait-ce qu’un petit peu. J’étais heureuse que Beck accepte… Mais j’étais terrifiée à l’idée de travailler avec tous ces gens. Sauf avec les gars de Blur, que je connais vraiment bien, Alex James est un type très drôle, c’est l’un de mes meilleurs amis. D’ailleurs, quand j’ai dit à Damon que Beck était prêt à bosser avec moi, il m’a immédiatement répondu : “Si lui t’écrit une chanson, je t’en compose une également !”

Marianne Faithfull / Photo : Philippe Lévy
Marianne Faithfull / Photo : Philippe Lévy

Étienne Daho : Et il y a des gens qui ont refusé ?
Marianne Faithfull : Non, si mes souvenirs sont bons en tout cas. Il y a bien des gens auxquels j’ai pensé à un moment, mais je me suis dit que ce n’était pas pour tout de suite. Bon, en fait, j’ai un peu triché, car j’étais presque sûre qu’ils accepteraient tous. Voire que certains me supplieraient ! En revanche, Billy Corgan n’était pas du tout prévu au départ, car je ne le connaissais pas. Quand les Smashing Pumpkins ont joué à Dublin lors de leur tournée d’adieu, il m’a appelée pour m’inviter au concert. Et je refuse rarement les invitations ! Je suis restée pendant tout le show, sans même aller au bar. Ce qui est assez rare. Et je me suis retrouvée dans les loges ensuite : on a discuté comme si on se connaissait depuis des années. Et même si, quand François a lancé le projet, il y avait plus d’intervenants que de place possible sur le disque, j’ai eu tout de suite envie de travailler avec lui. Mais il y a plein de chansons qui ont été écrites et qui ne sont pas sur l’album, notamment de Dave Stewart et même de PJ Harvey. Sans prendre trop de risques, je crois que l’on peut dire qu’il y aura très certainement un deuxième volume.

Étienne Daho : L’une des plus grandes réussites du disque, c’est que, malgré la diversité des invités, il reste très cohérent.
Marianne Faithfull : Je crois que c’est ce dont je suis la plus fière au final. Car j’étais vraiment inquiète. Mais, j’ai ma petite idée là-dessus. Il existe un point commun entre toutes les personnes qui ont travaillé sur cet album, leur passion pour Serge Gainsbourg. Son fantôme plane sur Kissin’ Time, en fait. Je crois que cela s’entend, et c’est même ce qui a permis d’unifier le disque au bout du compte. Beck me demandait tout le temps de lui raconter des histoires au sujet de Serge… La première fois que j’ai entendu Sex With Strangers, j’ai tout de suite trouvé qu’il y avait un esprit Gainsbourg et c’est ce qui a influencé la façon dont je chante sur ce morceau.

Étienne Daho : Tu as d’ailleurs enregistré une chanson avec Gainsbourg, Hier Ou Demain.
Marianne Faithfull : Comment fais-tu pour être au courant de toutes ces choses, il y a tellement peu de gens qui le savent ! Ou qui s’en souviennent. Moi-même, je ne me rappelais même plus de cette émission télé que l’on avait faite ensemble avant tu ne me montres la vidéo chez toi ! Je l’aimais bien, mais il n’a pas voulu de moi ! Serge était quand même un type étrange.

Étienne Daho : Sur la version française du disque, il y a un titre bonus, Something Good, une reprise des Herman’s Hermits.
Marianne Faithfull : J’adore la version qu’on en a faite. Un jour, j’étais avec Billy Corgan et l’on arrive dans un aéroport, je ne me souviens plus duquel, mais ils diffusaient ce morceau. Nous allions travailler sur l’album et nous avons juste trouvé que ce titre pouvait être parfait sur le disque, arrangé à notre sauce bien sûr. Il correspondait en tout cas exactement à l’état d’esprit dans lequel nous nous trouvions alors. J’ai vraiment pris un énorme plaisir à faire cet album, je me suis énormément amusée.

Étienne Daho : Sur le morceau Love & Money, tu chantes comme tu le faisais dans les années 60. D’ailleurs, ce titre me rappelle les disques folk que tu as sortis à cette époque…
Marianne Faithfull : Mais je n’avais jamais perdu cette voix, elle a toujours été là… Le côté très dépouillé du morceau est dû au fait que l’on a décidé de garder la version démo, c’est un choix de Dave Courts. Parce qu’on n’arrivait pas à retrouver l’esprit originel au moment de l’enregistrement. C’est un morceau très important sur le disque, il fait office de respiration. Car je trouve que Kissin’ Time est un album très intense et Love & Money permet à l’auditeur de souffler en quelque sorte…

Étienne Daho : J’ai toujours été épaté par le fait que tu aies ces deux voix si distinctes…
Marianne Faithfull : Pourtant, c’est toujours la même personne qui chante. Comme beaucoup de gens, j’ai juste plusieurs facettes.

Étienne Daho : Le texte de Sliding Through The Life On Charm, la chanson enregistrée avec Pulp, raconte l’histoire de ta vie.
Marianne Faithfull : C’est une drôle d’histoire… Je dois avoir ce titre en tête depuis près de vingt ans, mais je n’arrivais pas à en tirer quoi que ce soit. J’ai donc demandé à Jarvis Cocker d’écrire quelque chose en partant de cette phrase… Et quelques jours après, il est revenu avec ce texte incroyable. Ce type est doué, vraiment brillant. En fait, je n’ai pas compris tout de suite qu’il avait raconté ma vie… Ou plutôt, je n’ai pas osé l’imaginer au départ. Et même s’il y a des choses assez dures, c’est pour cela que je n’ai eu aucun problème à le chanter en studio. Et puis, un beau jour, je me suis rendu à l’évidence : “Ouaouh, ce gars-là est arrivé à traduire tout ce que je pensais mais que je n’avais jamais osé écrire !” Ce morceau m’a énormément influencé pour un titre comme Song For Nico par exemple. Il m’a fait comprendre comment on pouvait garder une certaine distance, avoir un esprit analytique et en même temps se mettre dans la peau du personnage sur lequel on écrit. Car je me suis vraiment mis dans la peau de Nico pour cette chanson. Ce n’est pas moi qui chante ce morceau, mais elle. C’est pour cela que j’ai écrit : “And will Delon still be a cunt…” Car elle sait très bien qu’il est le père de son fils, même s’il ne l’a jamais reconnu. Et nous le savons tous d’ailleurs. (Sourire.) Je me demande s’il pourrait me faire un procès à cause de cette phrase. À un moment, j’ai pensé chanter : “And will the french guy…” Mais j’ai trop d’amis en France, et certains auraient peut-être pu penser que je parlais d’eux ! En tout cas, pour moi, Song For Nico est l’une de mes meilleures chansons.

Étienne Daho : Je me souviens que, chez moi, pendant que l’on bossait sur The Pleasure Song, tu lisais le livre de son fils, Ari.
Marianne Faithfull : Oui… Je me sens forcément proche de Nico. J’aurais pu connaître la même destinée qu’elle. Mais j’ai eu plus de chance.

Étienne Daho : Tu comptes partir en tournée avec cet album ?
Marianne Faithfull : Oui, bien sûr, j’aime chanter devant les gens. À chaque fois, j’ai cette sensation de vertige, c’est très grisant. Juste avant de monter sur scène, j’ai l’impression que je vais faire un saut dans le vide.

Étienne Daho : Quels sont tes albums favoris ?
Marianne Faithfull : Parmi les miens ?! Impossible à dire… Kissin’ Time, peut-être ! Je sais, les gens vont penser que c’est facile, mais c’est vraiment un disque dont je suis très fière. J’adore Broken English, Strange Weather également. Je les aime tous en fait. Ou plutôt, je n’en regrette aucun. Et toi, parmi tes albums, lequel préfères-tu ?

Étienne Daho : En général, c’est toujours le prochain ! Sincèrement, crois-tu qu’il te reste des choses à découvrir, à apprendre ?
Marianne Faithfull : Bien sûr ! Heureusement d’ailleurs. Je suis de celles qui pensent que tu continues d’apprendre jusqu’au jour de ta mort. C’est à ce moment-là, juste dans ton dernier souffle, que tu as la révélation : “Bon sang, tout est clair maintenant, je comprends tout !” Mais tu ne peux le dire à personne car l’instant d’après, tu es déjà parti…


Cet article a été originalement publié dans la RPM à l’hiver 2002. Un immense merci à Philippe Lévy pour avoir retrouvé les photos d’époque.

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