Dans un entretien avec Julia Eckhardt, l’artiste sonore et compositrice Éliane Radigue explique en ces termes sa passion pour le synthétiseur ARP 2500 : « Le jour où je suis tombée sur l’ARP, c’était évident. Je n’avais plus à chercher. (…) le top du top du synthétiseur ARP 2500 était sa « voix » reconnaissable entre toutes, si délicate. C’est ce qui a déterminé mon choix. » Un éloge d’un instrument mythique par l’une de ses praticiennes les plus importantes qui souligne le caractère profondément singulier de son timbre, sa sophistication et richesse légendaires. Les travaux électroniques de Radigue, basés sur la pratique du son tenu et de la micro-tonalité, n’auraient à coup sûr pas pu atteindre la même rigueur formelle ni la même intensité sans l’architecture et la matrice de modulation particulièrement originales du synthétiseur. Un éloge qui peut aussi être de l’ordre de l’intime… « On a quand même vécu ensemble une trentaine d’années. C’était un bon mariage, un super mariage , même ! » Il y a quelque chose de frappant lorsque l’on évoque ces instruments analogiques caractéristiques d’une séquence originelle dans l’histoire de la lutherie électronique : un certain récit en quelque sorte canonique, sorte de mythologie à la croisée du progressisme technophile et d’une forme d’animisme conférant à l’artefact technologique une intériorité organique.
Aux origines de la synthèse analogique
Quelques éléments de contexte historique : la société ARP fut fondée par Alan Robert Pearlman en 1969. Un ingénieur, qui a notamment collaboré avec la NASA et s’est très tôt spécialisé dans les composants électroniques d’amplification.
Le ARP 2500 fut son premier instrument et marqua à ce titre de manière profonde l’histoire des musiques électroniques. Il a pu en effet participer, aux côtés des modules Moog 900 series ou du système Buchla System 200, d’un moment fondateur concernant l’histoire de l’instrumentation électronique. Un âge héroïque, celui des grands pionniers. Moog et Buchla/Serge aux USA vont en effet poser les bases de la synthèse analogique modulaire : deux écoles, Moog et la synthèse East Coast dite soustractive, et Buchla/Serge pour la synthèse West Coast dite additive. Un modèle commun, celui d’un système reliant différents modules correspondant à autant de fonctions (VCO, VCF, etc.), qui diffère par le statut accordé au filtrage de certaines fréquences, par la manière dont les différentes instances de modulation peuvent opérer. Deux sensibilités qui vont dessiner les contours de pratiques sonores très variées, de Wendy Carlos à Morton Subotnick, en passant par Mort Garson ou Suzanne Ciani. Au sein de cette émulation, ARP va se singulariser par une approche cherchant à proposer une alternative au modèle Moog. En en perfectionnant certaines intuitions, en développant une voie alternative pour le modèle soustractif, qui aboutira à cette trilogie mythique constituée par les ARP 2500, ARP 2600 et ARP Odyssey.
Oscillateurs et Matrice de modulation
L’originalité du ARP 2500 tient assurément à un certain nombre d’innovations techniques qui n’ont pas manqué de l’imposer comme un outil de studio rare et précieux. La précision et la stabilité de ses oscillateurs sont légendaires, sa matrice de modulation complexe, et surtout son système de patch substitue une pin matrix au câblage en surface traditionnel. L’instrument est impressionnant : une cabine imposante, composée d’une quinzaine de modules (oscillateur, filtres, générateurs d’enveloppes, mixers, etc.) et d’un clavier, qui contribuent à cette esthétique rétrofuturiste évoquant le laboratoire de recherche (on pense ici à ce que sera plus tard l’univers graphique de Dopplereffekt par exemple). Aussi, le peu d’exemplaires fabriqués (une centaine) n’a pu que rajouter à l’aura de l’instrument – il se négocie aujourd’hui à des prix délirants, objet de spéculations et de fantasmes pour tous les collectionneurs et fétichistes des artefacts technologiques historiques. Mais surtout, c’est sa sophistication timbrale, ses capacités texturales impressionnantes qui ont définitivement imposé ce synthétiseur comme l’archétype de l’instrument de recherche et de design sonore. Les expérimentations drones, micro-tonales, que l’on retrouve dans une certaine scène minimaliste et ambient lui doivent beaucoup. De même que les suites et séries de boucles et d’arpèges typiques d’un certain psychédélisme électronique. Un instrument iconique doc, qui a contribué à l’élaboration d’une grammaire sonore et musicale aujourd’hui incontournable.
BONUS : Petite sélection de titres
Éliane Radigue, Ψ847 (1973)
Musique pour sons fixes sur support (ARP 2500 sur bandes magnétiques).
Une pièce d’Éliane Radigue, qu’elle considère comme l’une des plus abouties concernant sa pratique du synthétiseur ARP. La période 1971-2001 se caractérise en effet par l’utilisation de cet instrument comme médium quasi-exclusif, permettant un travail d’une grande subtilité et profondeur autour des variations micro-tonales et des drones (qu’Éliane Radigue avait déjà pu expérimenter par l’intermédiaire d’un travail autour des feedbacks).
Joop Stokkermans, Uren (The Magic of ARP-Synthetiser)
Délicieuse kitsherie easy listening par Joop Stokkermans, compositeur et pianiste néerlandais, célèbre pour sa musique à l’image, ses musiques d’illustration et ses génériques d’émissions pour enfants.
The Who, Won’t Get Fooled Again (1971)
L’un des arpèges les plus célèbres des Who période prog, pour un morceau qui illustre de manière grandiose l’ambition musicale de Pete Townshend sur Who’s Next, et plus particulièrement son ouverture en direction des nouvelles sonorités issues de la synthèse analogique.
Kali Malone, Living Torch (2022)
Kali Malone s’est très rapidement imposée comme l’une des représentantes majeures d’une scène expérimentale/minimaliste particulièrement vivante aujourd’hui. En témoigne cette pièce composée lors d’une résidence au GRM en 2020-2021, au sein de laquelle se côtoient instruments acoustiques, ARP 2500, synthétiseur modulaire et patchs pure data.
Sarah Davachi, Mare Imbrium (2015)
L’artiste sonore Sarah Davachi excelle dans la pratique du drone et des micro-variations, comme dans cette pièce au sein de laquelle se côtoient ARP 2500, Buchla Easel, Ems Synti AKS, Jupiter 8 et Roland VP-330.
Benge 1970, ARP 2500 (2008)
L’album Twenty Systems du producteur Benge propose une traversée de l’histoire de la lutherie électronique par l’intermédiaire de 20 titres mobilisant autant d’instruments iconiques. Des premiers systèmes modulaires analogiques aux instruments numériques des années 1980, ce disque éminemment conceptuel s’impose comme une « brillante contribution à l’archéologie de la musique électronique ». (Brian Eno). Logiquement, le synthétiseur ARP 2500 y occupe une place de choix.
Extrait de Rencontres du Troisième Type de Steven Spielberg (1977)
La célèbre scène du film de Steven Spielberg, Close Encounters of the Third Kind, met en scène un échange sonore/musical entre les extra-terrestres et les humains, dont le scientifique français joué par François Truffaut. On y reconnaît un ARP 2500 qui est manipulé par Philip Dodds, ingénieur de la société qui produit ce synthétiseur.
Meat Beat Manifesto, une interview de Jack Dangers en studio (1999)
Une interview de Jack Dangers, éminence grise de la formation indus proto-breakbeat Meat Beat Manifesto, dans laquelle on peut apercevoir un ARP2500.
Rude 66, ARP 2500 Track #1 (2015)
Représentant de la scène électro/techno hollandaise, plus précisément du fameux Westcoast Sound of Holland axe Bunker/Crème Organization, Rude 66 propose ici une track techno-brutaliste à base de TR909 et de ARP 2500.
Aphex Twin, arp 2500 – modules 1004 p, 1004 t, 1016
Une géniale expérimentation sur ARP 2500 par Richard D. James. Issue du fameux Modular Trax album (2014) mis à disposition sur le Soundcloud de l’artiste.