J’ai une affection toute particulière pour les âmes qui ne débarquent jamais à l’endroit où elles sont attendues. J’ai une affection toute particulière pour ces amitiés au long cours qui se font et se défont au gré d’un hasard qui semble fort étonnement déterminé par l’Univers. Ce n’est plus le goût du cœur qui parle, mais quelque chose de plus grand que soi quand tout à coup débarque dans votre vie une figure qui fut loin pendant un temps, mais dont le visage apparaissant soudain vous rappelle à quel point votre amour pour elle a été d’une constance absolue. Ce bel-ami s’appelle Luke Temple.
Luke s’appelle Temple comme le lieu-dit du culte, il est né à Salem, Massachusetts, mais qu’importe, cela ne nous dit pas grand-chose de notre ami. Qu’aurait-il effectivement gardé des forêts inquiétantes et des sorcières brûlées qui font tant rêver qui pourrait nous aider à mieux comprendre son chemin tortueux, sans doute pas grand-chose non plus. On pourrait malgré tout peut-être imaginer qu’il n’y a seulement que depuis là-bas qu’on peut avoir une telle culture du chaudron magique, celui où seuls les audacieux qui se fichent bien des règles à composer osent y jeter tous leurs songes et leur cœur entier pour tenter de nous jeter un sort d’amour puissant. La première fois que j’ai croisé Luke Temple et ses formules poétiques — vous aussi sans doute — c’était dans le différent bateau avec Here We Go Magic où il scandait en rythme sur un air faussement guilleret cette vérité désarmante sous forme de question : « How do I know if I know you? ». Puis quelques années plus tard sous l’hétéronyme d’Art Feynman, où dans un hymne électronique et sautillant il nous enjoignait à suivre cette simple devise : « Feeling good about feeling good ». Et aujourd’hui ?
Aujourd’hui, Luke revient en Luke Temple tout simplement. Et nous propose un énième manifeste de la diversité stylistique où le jeu multiple de superpositions musicales n’est jamais cacophonie. On s’y sent aussi bien que dans ces disques oubliés de country-folk où les diphtongues chantées glissent avec naturel sur des licks dégoulinants de cordes archaïques, et pourtant dans le même temps, c’est le clavier aux milles harmonies vocales sur-léchées de la décennie 70 du siècle passé qu’il semble vocaliser seul. Et pourtant dans le même temps on ne sait plus si, sur l’autoroute sensible de ces titres qui défilent avec une paradoxale simplicité, se joue celle d’un kraut sourd ou d’un funk paisible. Le sentiment autoroutier ne s’arrête jamais, frise la transe parfois, pourrait nous mener aux confins de l’espace où chaque note électronique serait le scintillement d’un millier d’étoiles, nous rend tendre quand au détour des sons mélangés d’une piste semble s’affirmer l’image mentale d’un Paul Simon qui roulerait goulument des pelles à Brian Eno. Quand la percussion est machinale et rotative, la basse est mélodie lumineuse tout du long. Quand la percussion vient chercher ses influences en dehors du froid occidental, le chant se froisse tout en intimité nocturne. Les émotions sont palpables, fortes même parfois, et pourtant ont l’élégance de ne jamais crier. Pas de grande effusion pour les joies et les peines diffuses. Tout ceci avec le sentiment merveilleux de ne jamais être perdu dans ce grand tout mais d’être enfin chez soi.
Soft-folk ? Afrolatino-pop de chambre ? Kosmische-blues ? À l’aune d’un monde qui semble ne pas pouvoir se sortir des appartenances et des appropriations, souvent assez malhonnêtes, des étiquettes et des identités, souvent trop étriquées, Temple nous susurre tout doucement à l’oreille que nous pourrions bien sereinement tous reconnaître être « both » et « and » à la fois. Voilà qui est rassurant.