
Lorsque l’on apprend que l’on a l’opportunité d’interviewer un artiste trois heures avant de le rencontrer, généralement, on baisse les bras et on dit non. Mais comment refuser quand il s’agit de Lol Tolhurst, cofondateur, batteur et clavier de The Cure ? Avec l’aide de mes admirables sauveteurs Etienne Greib et François Dieudonné, quelques questions ont vite été couchées sur papier. Le reste a été improvisé. D’humeur bougonne en pré-interview, il repoussait régulièrement l’heure de la rencontre, avant de se transformer en professionnel souriant et affable une fois la porte de sa loge fermée et l’enregistreur enclenché. De ses premiers souvenirs musicaux à ses réflexions sur le courant gothique, en passant par la création d’une pièce de théâtre ou encore ses collaborations récentes avec Budgie et Jacknife Lee, il revient avec lucidité sur un parcours à la fois personnel et collectif.
Quel est ton tout premier souvenir musical ?
Je devais avoir trois ou quatre ans. J’étais debout dans la cuisine chez mes parents. Ma mère parlait avec ma grand-mère, et elle disait à mon sujet : « Oh oui, il chante toutes les chansons à la radio, comme si c’étaient les siennes. Il les chante en même temps qu’elles passent. » C’est mon tout premier souvenir musical. Et il est resté.
Et plus tard, y a-t-il eu un disque marquant ?
Oui. Un peu plus tard, j’ai écouté Axis: Bold as Love de Jimi Hendrix. Je m’étais trouvé un petit boulot, juste de quoi me permettre d’acheter un disque de temps en temps. J’ai ramené celui-là à la maison il a quoi, 60 ans ? Je l’écoute encore tous les mois. Il y a aussi Low de David Bowie. Ces disques sont devenus des repères. Quelque chose dans ce rock psychédélique, expérimental, un peu étrange, est ancré en moi. Parfois, je suis encore surpris en écoutant ces disques. J’y trouve toujours un détail que je n’avais pas entendu jusque-là. C’est comme les livres que j’ai relus plusieurs fois dans ma vie. À chaque lecture, ils me parlent différemment. Un bon livre, ou un bon disque, ce n’est jamais la même chose selon l’âge qu’on a. Et ça, ça m’aide à m’ancrer dans le réel.
Tu parles d’ancrage : est-ce que la musique t’a aidé à trouver un sens ?
Oui. C’est essentiel. Le monde peut être chaotique, et la musique, elle, nous parle toujours. Elle nous permet de nous reconnecter à quelque chose d’essentiel.
Je crois que beaucoup de gens de ma génération, de ceux qui ont vécu des traumatismes jeunes, se sont accrochés à la musique, aux livres, à l’art, à tout ce qui pouvait les aider à rester en vie, à continuer.
Est-ce que la scène gothique est née de ce besoin ?
D’une certaine manière, oui. Quand j’écrivais mon dernier livre sur le sujet, certains m’ont dit : « Ce n’est pas la véritable histoire du goth. » Je leur répondais : « Non, c’est une histoire personnelle. Une manière de comprendre ce que j’ai traversé, ce que nous avons traversé. » Il faut comprendre que je n’écris pas seulement pour raconter. J’écris pour comprendre. Joan Didion disait : « J’écris pour savoir ce que je pense. » Et je me reconnais là-dedans. Je crois que le gothique n’est pas un genre musical défini. C’est un état d’esprit. Une forme de romantisme noir. Une façon de se tenir dans le monde. Donc quand je parle de gothique, je ne cherche pas à couvrir précisément toute une histoire, mais plutôt une manière d’être : non conformiste, romantique, sombre. C’est ça que j’identifie comme gothique.

Quand tu as écrit ce livre et abordé cette histoire gothique, était-il facile de t’y inscrire, de t’y retrouver ?
Oui, mais c’est difficile de s’évaluer soi-même. Donc j’ai demandé des infos à beaucoup de gens que je connaissais. Par exemple, lors de la phase de recherches pour mon autobiographie j’ai demandé à mon entourage s’ils avaient de vieilles photos. Mais ce n’était pas les photos que je voulais, c’était qu’on les regarde ensemble et que la personne me raconte ses souvenirs. Et comme ça, je pouvais ajuster un peu ma propre mémoire. Parce qu’on pense tous se souvenir de ce qui s’est passé, mais parfois c’est faux. Un ami écrivain m’a raconté une histoire où un célèbre punk lui avait donné une anecdote incroyable, mais après avoir interrogé les autres, ils ont dit : « Il n’était même pas là. » Je ne veux pas faire ça. Je veux comprendre ce qui s’est passé, vraiment. Et j’en ai conclu que le mouvement gothique pouvait être un point de départ. Il correspond à peu près au début de ma carrière et nous avons pu en suivre l’évolution avec The Cure.
The Cure était-il catégorisé comme un groupe gothique à ses débuts ?
Pas immédiatement, mais dans les années 80 oui. Ça ne me dérangeait pas plus que ça même si pour moi, ce n’était pas de la musique gothique. Même si des millions de gens l’ont vue comme ça, ce n’était pas notre intention. Il y a vingt ans, j’ai compris que ce qu’on avait fait était la base de beaucoup de cette esthétique gothique. On était comme un pont, entre la musique plus sombre et ancienne — comme le Krautrock, les morceaux longs et typiques — et ce nouveau truc.
Il y a vingt ans, tu considérais l’écriture comme une thérapie. Est-ce toujours le cas ?
Absolument. Écrire, monter sur scène, jouer, composer… tout cela, c’est thérapeutique. C’est ce qui nous permet d’aller mieux, de tenir debout. Sinon pourquoi faire sept heures de route entre chaque concert ? J’aime partir en tournée, que ce soit avec un livre ou un disque, voir des gens que je n’avais pas vus depuis longtemps. Je dis souvent à ma femme que je travaille, mais que je me sens en vacances. Cette année, j’ai coécrit une pièce de théâtre avec des amis. C’était une expérience nouvelle, très différente de l’écriture d’un livre. Mais très excitante. Je ne m’y attendais pas. Je commence à comprendre Bowie quand il voulait monter une comédie musicale à Broadway (rire).
À ce stade de ta vie et au regard des tes différentes expériences, considères-tu encore la musique comme un art qui te touche plus que les autres ?
Je ne sais pas. J’ai encore des ambitions artistiques, mais elles sont plus vastes, différentes. Avant, je voulais grimper chaque colline, car quand on est jeune, on ne réfléchit pas, on fonce. Maintenant, je vois la vie comme des cercles concentriques. J’ai 66 ans. Je ne sais pas combien de temps il me reste, j’espère encore longtemps. Je ne suis pas malade, mais je suis conscient de ma mortalité. J’essaie donc de m’investir dans plusieurs domaines artistiques différents, mais à mon rythme.
Tu n’as pas souvent produit d’autres artistes. Pourquoi ?
C’est vrai. Ce n’est pas que je n’aime pas ça, mais ce n’est pas ma façon préférée de m’exprimer. Produire, c’est souvent très technique. Moi, j’aime l’émotion brute. J’aime écrire des paroles, faire en sorte qu’un morceau transmette quelque chose. J’ai un studio à Hollywood, mais je n’aime pas trop m’y retrouver avec d’autres artistes. Heureusement, j’ai un ami qui habite à cinq minutes de chez moi qui en a un que j’adore. C’est là que je travaille le plus souvent sur des projets. Sur mon dernier disque, Los Angeles, c’est Jacknife Lee qui était aux manettes. Il a une façon très différente de la mienne de voir les choses. Pour moi, l’émotion vient surtout des paroles et lui est un obsédé du son. Il apporte un nouveau prisme. Moi, je suis plutôt dans le chaos des idées. Lui, il structure. Jacknife travaille avec U2 en ce moment. J’ai hâte d’entendre ce que ça va donner.
Tu as tout de même produit quelques groupes français.
Oui. Baroque Bordello qui étaient déjà des amis avant que je travaille avec eux, et The Bonaparte’s. C’était juste après la tournée Pornography avec The Cure. Le groupe était en morceaux, moi aussi. Je suis parti vivre à Paris, avec ma petite amie. Travailler avec ces groupes, ça m’a sauvé. Ça m’a permis de redevenir quelqu’un d’autre pendant un moment. D’oublier un peu ce qui venait de se passer avec The Cure. C’est drôle que tu mentionnes ces groupes car je suis toujours en contact avec eux.
Revenons au dernier disque que tu as sorti avec Jacknife Lee et Budgie (ex-Siouxsie and the Banshees). Pourrais-tu nous décrire comment est né ce projet ?
Oui. Budgie et moi, on se connaît depuis 1979. On s’est retrouvés autour d’un déjeuner avec Kevin Haskins (de Bauhaus). On a évoqué l’idée d’un projet ensemble. On a commencé à enregistrer chez Tommy Lee (de Mötley Crüe), le fameux ami dont je parlais tout à l’heure. Ça a très bien marché. Nous avons enregistré un album en entier. Puis Kevin est reparti en tournée. Je pensais laisser tomber, mais Jacknife Lee est arrivé. Il a relancé le projet. Il a fait venir d’autres musiciens. C’est ça aussi, Los Angeles. On dit que c’est une ville superficielle, mais moi j’y ai trouvé de vraies amitiés, une vraie créativité. Et une immense liberté.
Merci au Paris Pop Fest et à Philippe Dufour pour les photos.
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