Je me souviens de la première fois que j’entendais ces vagues de riffs évanescents, sonnant comme une sirène d’alerte au tsunami, et cette batterie qui arrive au moment où l’on s’y attend peut-être le moins. C’était à la fin du mois de février 2019. Encore inscrit sur cette célèbre application de dating infernale jusque dans son logo, j’accueillais ce soir-là dans mon petit appartement à deux pas de la Maroquinerie une charmante jeune fille. Après avoir dégusté les falafels décevants du Libanais d’en face, nous en venons naturellement, au regard de la décoration dudit appartement faite de piles de vinyles, de setlists collées au mur et de guitares qui prennent la poussière, à causer musique. C’est ainsi qu’on entame mon activité de rendez-vous galant favorite : un son par personne, et on alterne. L’invitée étant reine en mon domaine, je la laisse inaugurer l’exercice.
Après tout, ça me laisse un peu plus de temps pour choisir le morceau parfait qui va faire la meilleure impression et lui faire se demander pourquoi elle n’a pas écouté ça plus tôt. Sauf que… Ce plan s’est retourné contre moi. Le coupable de cette prise de conscience ? Breakbeats, extraordinaire ouverture du non moins extraordinaire Glitter de Pasteboard, groupe tokyoïte n’ayant sorti, à mon plus grand regret, qu’un seul album, en 2005, avant de dévier vers la Shibuya-kei en devenant Roly Poly Rag Bear.
Quand on pense au shoegaze, le cerveau le plus pragmatique aura des images de jeunes groupes originaires d’un tiers Sud de l’Angleterre dans la première moitié des années 1990, groupes servant de chair à canon pour la presse musicale de l’époque. Elle qui leur attribuera leur appellation à cause de leur non-présence scénique digne d’un poteau de rugby. On imagine aussi des scènes américaines, bien évidemment, mais aussi françaises, russes voire sud-américaines. Il y a cependant un pays que l’on occulte beaucoup trop souvent, un petit archipel asiatique longtemps coupé de l’hégémonie occidentale : Nihon-koku, le Japon. Après tout, que connaît-on généralement de la musique japonaise chez nous ? La city-pop, remise au goût du jour par tous les courants affiliés à la vaporwave dans les années 2010 ? Le J-rock, qui pullule dans les openings d’animes jusqu’à en devenir indigeste ? La J-pop, quasiment éclipsée par sa cousine Sud-Coréenne qui s’apprête à prendre le contrôle des charts globaux avec ses Brevets de Techniciens Supérieurs ? Les plus éclairés d’entre vous compléteront cette liste avec la Shibuya-kei ou bien encore leurs scènes jazz, rap et électro, mais je n’ai encore jamais rencontré quelqu’un mentionnant cette formidable terre de pop bruitiste.
Le shoegaze, cet éloge du lâcher-prise, ce torrent d’émotions qui noie littéralement l’auditeur, est né dans le spleen de la jeunesse des classes moyennes. Un spleen que l’on retrouve partout, que l’on soit de Reading, de Boston ou de Kyoto. Son arrivée au Japon, pays du yūgen, l’art de voir la beauté subtile et mystérieuse du monde qui nous entoure, et du mono no aware, la sensibilité devant l’éphémère, par l’intermédiaire des disquaires de Shibuya à la moitié des années 90, ne pouvait que constituer un terreau fertile pour lui. Depuis, la collection frénétique de pédales de réverbération ou de vinyles de My Bloody Valentine (cf. la compilation Yellow Loveless, 2013) y est devenue un sport national. Et les quinze foisonnantes dernières années l’ont prouvé. À l’image de ce pays où se côtoient temples en bois centenaires et Gundam Suits de trente mètres de haut, la scène japonaise marche constamment sur une fine ligne entre le respect le plus pur des traditions et une modernité parfois décoiffante. Les murs de son les plus purs fricotent avec les chants les plus malicieux, les instants torturés suivent les plages méditatives, classicisme (Tokyo Shoegazer) et hybridations avec l’expérimental (broken little sister), la city-pop (She Her Her Hers), les idols (RAY) ou la dream-pop (Shelling) marchent main dans la main… Mais une constante existe néanmoins : les noms des formations, de My Dead Girlfriend à Cruyff In The Bedroom en passant par “………”, sont tous plus bizarres les uns que les autres. Comme s’ils se moquaient de notre habitude à encrer notre peau d’idéogrammes qui ne veulent absolument rien dire, dans une quête d’esthétisme bidon.
Cette mixtape, son opening mise à part, ne vise pas à faire un historique, qu’il soit de l’écosystème noisy-pop nippon ou de mon cheminement personnel de digging. Voyez-la plutôt comme une mise en bouche de ce que le Pays du Soleil Levant peut offrir de meilleur en matière de beautiful noise. 美しいノイズ, comme ils le disent là-bas. Des riffs shikanseniques de Pasteboard au tourbillon de fleurs de cerisiers de Plant Cell, du chemtrail auditif de Cattle au séisme contemplatif de Yuragi, laissez vous bercer pendant deux heures, une durée six fois moins longue qu’un Paris-Tokyo. Cap vers le Japon, l’autre pays du shoegaze.