Après une période de remise en question artistique de presque six années, Lael Neale semble avoir trouvé la formule lui accordant une liberté musicale croissante avec pour éléments de base son Omnichord et un enregistreur cassette. Avec Star Eaters Delight, elle confirme son statut d’ovni musical. Moins dépouillé que le précédent, l’album dévoile une palette plus riche et plus agressive. Entre le passé et le présent, Lael Neal crée une atmosphère unique qui, bien qu’efficace sur disque, prend toute son ampleur sur scène grâce à une présence magnétique et des interprétations dont la puissance et la conviction bénéficient d’un son moins lo-fi. C’est d’ailleurs lors de son passage à La Boule Noire à Paris que Lael nous a accueilli dans sa loge. Loin d’être la personne timide que l’on pourrait imaginer, c’est une femme sûre d’elle, heureuse d’avoir enfin trouvé sa voie qui nous raconte en détail le chemin parcouru pour arriver à la reconnaissance critique et publique de son travail, mais aussi de ses envies pour le futur.
Ton approche de la musique a beaucoup changé entre I’ll Be your Man sorti en 2015 et les deux albums qui ont suivi en 2021 et 2023. Comment es-tu arrivée à cette évolution ?
Lael Neale : En faisant de longues pauses. La principale étant celle qui a commencé en 2015. Elle a duré presque six ans. Il m’a fallu du temps pour découvrir comment je voulais que ma musique sonne sans me laisser influencer par les conseils extérieurs. J’ai continué à écrire et enregistrer pendant toute cette période. Mais, au plus profond de moi, rien ne me semblait pertinent. Tout a changé le jour où Guy Blakeslee a apporté un magnétophone 4 pistes. Il m’a juste dit : “Je te l’installe, tu auras juste à appuyer sur enregistrer et expérimenter toute seule autant que tu veux”. J’ai joué de la façon la plus simple et dépouillée possible. C’est devenu l’album Acquainted With Night. Je n’avais jamais pensé à enregistrer un album seule. C’était un soulagement de ne pas aller en studio, de trouver des musiciens pour m’accompagner. Dans ma tête, j’étais coincée dans un mode de fonctionnement traditionnel alors qu’un autre univers était possible. J’étais bien mieux chez moi, avec un magnétophone qui, malgré ses apparences, avait une telle personnalité que j’avais l’impression que c’était un instrument. Au même moment, j’ai découvert ce magnifique instrument qu’est l’Omnichord. Ça a aidé à définir mon son, même si on en retrouve moins sur les nouveaux morceaux. La combinaison avec le magnétophone était parfaite.
Star Eaters Delight a été composé pendant le confinement, chez tes parents en Virginie. A quel point ce retour à la maison a-t-il influé sur tes nouvelles compositions ?
Lael Neale : J’ai eu beaucoup plus de temps pour me concentrer sur l’écriture. J’étais heureuse d’être à la campagne en famille et sans aucun voisin, mais en parallèle j’étais vraiment frustrée par ce qui se passait dans le monde et par les mesures inadaptées qui ont été prises. Certaines chansons sont une sorte de soulèvement contre “l’homme” et l’autorité au sens large. Je suis passée de chansons passives sur le précédent à des titres plus mordants. D’autres sont plus imprégnés par la nature et la nostalgie de l’enfance.
En restant chez eux, tu as été coupée du cercle artistique de L.A., de ta routine. Cela n’a pas été trop difficile pour toi ?
Lael Neale : C’était frustrant de ne pas sentir leur présence. Certains passages de l’album s’adressent à la communauté artistique dont je fais partie à Los Angeles. Je suis quelqu’un d’autonome, malgré ça je me sentais à l’écart sans eux. Heureusement, Guy était à mes côtés chez mes parents. Ça m’a aidé à ne pas perdre la raison (rire).
Quel a été son degré d’investissement sur Star Eaters Delight ?
Lael Neale : J’écris les chansons seules. La majorité sont bouclées, mais il en reste toujours quelques-unes pour lesquelles il manque un petit quelque chose que je n’arrive pas à trouver, un refrain supplémentaire, une pause, un break. C’est à ce moment-là que je me tourne vers Guy. Nous nous mettons à jouer ensemble et il m’aide avec les arrangements. Les idées qu’il apportent donnent vie à la chanson. En ce sens, Star Eaters Delight est un album collaboratif.
Nous avons tous eu un rapport particulier à la musique pendant le confinement. Quels artistes as-tu écouté pendant l’enregistrement de Star Eater Delight ?
Lael Neale : Je n’ai quasiment pas écouté de musique. Quand tu habites une grande ville, tu entends de la musique toute la journée, souvent de manière passive. Je ne voulais subir aucune influence extérieure pendant que je composais à la ferme. Il m’arrivait d’écouter une station radio californienne qui ne jouait que de la musique classique. J’entretiens une relation passionnée avec cette station. Elle était mon contact avec la Californie. J’aime écouter des choses qui n’ont rien à voir avec ma musique pour rester le plus proche possible d’une musique qui me ressemble. Chaque nouveau disque me permet de m’éloigner des artistes qui m’ont influencé.
Tout en restant proche du minimalisme, le son de Star Eaters Delight a bien évolué par rapport à Acquainted With Night. Pensais-tu que ces nouveaux titres nécessitaient une approche différente ?
Lael Neale : Oui, il se passe plus de choses sur ce disque. L’énergie est différente, l’ambiance est plus agitée. C’est en partie Guy qui me poussait à aller toujours plus loin dans ce sens. La période se prêtait à l’installation d’une routine. J’ai cherché à la fuir au maximum. Je ne voulais surtout pas me replier sur moi-même. On entendait parler de tout ce qui se passait dans le monde sans pouvoir le constater car nous étions enfermés chez nous. Je ne suis pas une addict des infos, mais je passais beaucoup de temps à lire le journal ou à regarder les chaînes d’infos. J’ai commencé à devenir dingue. C’est ce que j’essaie de retranscrire dans In Verona qui témoigne des insanités qui commençaient à ressortir de la société, mais aussi au sein du noyau familial ou amical.
Tu sembles tenir à ce que tes chansons soient enregistrées à la maison, sans avoir recours à la technologie. Cela s’applique t’il aussi à ta vie de tous les jours ?
Lael Neale : Le plus possible. Je n’ai pas de téléphone portable. Quand j’étais à la ferme chez mes parents c’était plutôt facile. Je n’avais pas besoin d’être collée à un ordinateur tous les jours. Mais je suis une artiste, on attend des choses de moi, comme une présence sur les réseaux sociaux. Je me fixe des règles de temps lorsque je dois me connecter à internet car je ne veux pas tomber dans l’addiction. Mais tout ça n’est qu’une infime partie des efforts que je fais au quotidien pour ne pas tomber dans les excès du monde actuel.
N’a-t-il pas été trop compliqué de trouver le bon équilibre entre des chansons qui demandaient une approche différente et une volonté de garder une approche lo-fi pour leur enregistrement ?
Lael Neale : Dans un studio classique, tu peux enregistrer des pistes vocales autant que tu veux. Avec mon magnétophone à cassette, je réalise trois prises au maximum du morceau et tout est enregistré en live. Pour moi, c’est le minimalisme. Les performances sont brèves et je choisis la meilleure d’entre elles. Cela me convient parfaitement.
Tu te décris comme une personne casanière. Comment vis-tu cette vie de musicienne avec les tournées qui deviennent de plus en plus fréquentes et longues ?
Lael Neale : J’aime rencontrer de nouvelles personnes sur la route et discuter avec eux. Les concerts sont toujours des moments fabuleux. Ce sont surtout les voyages qui me coûtent beaucoup. Ils interrompent ma routine. J’ai besoin de faire du yoga et de marcher pendant des heures, et c’est impossible en tournée. Certaines personnes adorent ça, mais pas moi. Ca me rend mal à l’aise de le dire car j’ai le privilège de pouvoir le faire, et j’en ai parfaitement conscience.
Avec ces deux derniers albums, penses-tu avoir trouvé un style que tu as envie de continuer à explorer ?
Lael Neale : Je finirais par changer de style un jour car c’est essentiel pour moi. Par contre, je ne veux plus enregistrer en numérique même si les machines analogues peuvent être frustrantes à cause des problèmes techniques liés au fait qu’elles sont souvent vieilles. C’est un challenge, mais je veux persévérer le plus longtemps possible. Pour le son de mes chansons, que j’aille vers des arrangements luxuriants ou bien plus de minimalisme, j’ai l’impression que je n’ai pas vraiment la main dessus. Ce seront les prochaines chansons qui dicteront les besoins.
Penses-tu un jour sortir l’album lo-fi que tu as enregistré sur ton Ipod Touch il y a quelques années ?
Lael Neale : J’en parlais à Guy pas plus tard que tout à l’heure. Je suis tentée, peut-être pour une occasion spéciale. Je dois encore y réfléchir. Il faudrait déjà que je le réécoute, ce que je n’ai pas fait depuis très longtemps (rire). White T-Shirt qui est sorti fin juin est issue de ces sessions. Je l’ai réenregistré.
Tu dis ne pas trop écouter les artistes qui sont tes contemporains. Quelle en est la raison ?
Lael Neale : C’est en partie parce que je ne veux pas que l’on puisse dater mes chansons, et que je ne veux faire aucun effort pour qu’elles sonnent différentes. C’est un risque que je prends car ça pourrait vite prendre une mauvaise tournure (rire). Je ne sais pas si les groupes actuels ont tous les mêmes influences, mais j’ai l’impression que tout se ressemble. Je tente régulièrement d’allumer la radio pour me convaincre que je me suis trompée. Mon jugement peut paraître sévère, mais à chaque fois je fais le même constat.
Tu aimes te promener dans les cimetières, que ce soit à Hollywood ou bien au Père Lachaise où tu as fait une session photo. Que retires-tu de ces instants passés dans ces endroits ?
Lael Neale : Il y avait des pierres tombales dans la ferme dans laquelle j’ai grandi, et elles m’ont toujours intriguée. Le fait qu’elles soient dans un champ et pas dans un cimetière me donnait la chair de poule. J’avais peur qu’il y ait des fantômes Je pense que ça m’a marquée. Je me disais à l’époque qu’un jour ce sera mon tour (rire).
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