Nous avons ainsi connu la vague des Histoire populaire de… Celle des États-Unis par Howard Zinn ou du football par Mickaël Correia. Et nous connaissons depuis longtemps les scribes méticuleux du patrimoine musical, qu’il s’appelle Nick Toshes ou Peter Guralnick. A chaque fois, il s’agit d’éclairer des aspects de notre héritage commun en portant le regard ou en donnant la voix aux perdants ou aux perdantes. Half of the story never been that’s never been told, chantait le jamaïcain Dennis Brown. Retracer la place des femmes dans la musique populaire ne se limite donc pas à rendre justice à telle Dj minorée au sein de la scène électro ou fournir l’occasion de sortir de belles rééditions sur des artistes ou groupes tombés dans l’oubli, y compris à l’ère de YouTube et Deezer.
La Rata s’attaque à ce mur patriarcal qui projette son ombre sur la représentation des femmes dans nos playlists. Une bataille quasiment idéologique, surtout en 2024 où l’on tire à boulets rouges (en témoigne l’élection de Donald Trump dans la patrie de Taylor Swift) et médiatique sur la culture Woke ou le féminisme, sans parler d’un pseudo lobby LGBT. Une contre-offensive jouissive, dansante, porno et intello en même temps. Nous sommes loin de la gauche Prozac qui s’apitoie sur le monde avec Saez en bande son.
Tout cela semble un peu trop politique comme entrée en matière. Nous sommes en plein dedans. Tatoueuse lesbienne et militante, La Rata a décidé de révéler une généalogie des femmes dans la musique par le prisme de leur radicalité, qu’elle soit explicitée formellement comme avec Betty Davis ou The Slits, ou implicite chez les Blues Women des années 40 ou 50. Dans toute entreprise de cette nature, il sera certes possible de pointer les manques, comme les dames du reggae (Marcia Griffiths, Phyllis Dillon et sa sublime reprise de Woman of the Ghetto de Marlena Shaw, Sister Nancy… ) ou encore les divas algériennes (Cheikha Remitti, Reinette l’Oranaise…).
La principale qualité du propos reste surtout d’échapper au piège de la reconstruction a posteriori, d’embrigader parfois des personnes qui n’avaient rien demander en projetant des préoccupations du présent, aussi légitimes soient-elles. L’empathie profonde envers toutes les chanteuses décrites ou exhumées épargne ce piège. Le plaisir se suffit d’abord comme subversion. Surtout il n’est jamais question de sectarisme ou de dogmatisme qui conduirait à ignorer telle ou telle, au nom d’un anachronisme moralisateur. Documenté et passionné, le texte a ce mérite de copiner avec le passé sans mythifier ni idolâtrer. Cette sororité épouse tous les styles et ne connait pas d’interdits. Il ne s’agit pas de trier le bon grain de l’underground (Poison Ivy, Lydia Lunch…) de l’ivraie du mainstream (Janis Joplin, Lil’ Kim ou Amy Winehouse). Les figures iconiques (Aretha Franklin, Blondie ou Britney Spears) caressent les héroïnes obscures tapies dans les tréfonds de nos discographies (The Runaways ou Big Mama Thornton). Il apparaît d’une page à l’autre d’étranges saut de puce entre Eartha Kitt, magnifique sorcière du blues, et une Lana Del Rey, quintessence de la pop, qui sussure : My pussy tastes like Pepsi Cola.
C’est une histoire de bougresses ou de divas, de Diana Ross à la croisée des droits civiques et du coming out gay, à Wanda Jackson (je vous laisse googleiser). Beaucoup de tragédies (Tina Turner), mais aussi de désir, de rage, de groove, de transgression et de style (Dédicace à la Motown et à Suzi Quatro). Une musique populaire qui parle de sexe (Salt-N-Pepa incontournable) mais pour les femmes et par les femmes. Les illustrations racontent constituent enfin l’autre partie de de ce pamphlet au véritable sens du terme. « Maintenant, Dillinger, la femme en rouge l’a eu. Maintenant, cela devrait vous apprendre ce qu’est une femme » avait prévenu Etta James dès 1955.