Grain vibrant du film numérique venu d’un autre siècle. Un type est assis sur une chaise au milieu d’un champ où se sont éparpillées quelques touffes de neige grise. Caressant du doigt une guitare taille enfant, sa voix perce le souffle muselé de la tremblante captation. Il dit : « You’re my everything, you make me feel alright. You’re the only thing that makes me feel alright ». L’atemporalité du fragment est peut-être ce qui envoute le plus. Ce chant hors d’âge, cette supplique tranquille et immuable pour un être aimé – comme des milliers ont déjà été négligemment marmonnée par d’autres rêveuses et rêveurs. La beauté en apnée. C’est comme ça que l’on est retombé sur King Krule, en novembre dernier, deux ans après son grand The Ooz, à l’occasion d’un court-métrage en guise de retrouvailles, collection vidéo de démos acoustiques fredonnées en pleine nature face à l’objectif de la photographe Charlotte Patmore, sa compagne. Intitulé Hey World!, il enveloppait avec la chaude familiarité d’un vieil ami, égaré puis réapparu dans la brume des jours qui fuient. Un peu plus vieux, un peu plus sage, mais dont un souffle seul suffit à faire jaillir quelque chose d’intime et d’incassable. Lui, instantanément.
En l’espace d’une décennie débutée quasiment au berceau (Zoo Kid, dix ans déjà, à peine lycéen alors), c’est un microclimat très particulier – où il a su tout autant se perdre que se construire – qu’Archy Marshall a façonné au fil de ses alias. Embué, incertain, flottant, les guitares semblent y trébucher sur leurs propres riffs pour éviter de marcher trop droit et mieux tracer d’heureuses tangentes. L’air y est enivrant. Magique. Et ce nouvel album, Man Alive!, nous y replonge la tête la première : accords ambigus où s’affalent quelques mélodies atones, suivant le flot de ces brouillons de poésie ivre qui ne pourraient être récités que par cette voix grave et éraflée. La mollesse lunaire des instrumentations (qui semblent se rêver parées de jazz – ou tout du moins d’une vague humeur en suspend qui y ressemblerait) étire encore souvent les compositions, creusant les vides, foutant en l’air la mise au point.
Mais si le précédent The Ooz semblait maintenir son flegme pour une longue croisière à l’ombre sans trop de chahut, Man Alive! est lui secoué par des vents contraires, délimitant deux hémisphères distincts. Une certaine fièvre d’abord, qui gronde sur la première moitié du disque sous les traits d’influences post-punk moroses. Départ canon et humeur décadente. Les batteries bornées, basses angulaires et demi-tons rageurs accumulent la tension en serrant les dents jusqu’à une poignée de climax nerveux où éclatent parfois des saxophones stridents (Stoned Again, gueule-de-bois pleine de hargne) ou quelques étonnantes étincelles électroniques (halluciné Cellular). Et puis, au fur et à mesure, la crispation s’éteint. Et dans un rapetissement du spectre sonore qui laissera en plan les tympans trop impatients, c’est autre chose qui émerge. Une sorte de contentement de peu de mots. Un remède au reste des choses. De la paix, enfin. « The ache and thunder in the storms of your mind/Soak it in, for the rain will pass in time » conseille-il vers la fin de Alone, Omen 3, en vieux sage d’à peine un quart de siècle tandis qu’il crochète des arpèges sans humeur. Qu’importent les raisons bibliographiques de cette clarté nouvelle qui jaillit – une âme sœur, une naissance, une maison à la campagne, des bougies en plus sur un gâteau – elle englobe la face B de Man Alive! d’un apaisement nouveau, nous enlaçant soudainement avec quelques berceuses romantiques où l’autre devient tout. Avec recul, sur les harmonies en suspension de la valse Energy Fleets, King Krule s’amuse, comme libéré des excès de la première moitié du disque : « It’s such a funny life ». Elle ne soigne pas tout cette lumière. Elle n’annule même rien. Mais elle pourrait suffire. La dernière phrase de l’album supplie : « Girl, please complete me ». Une guitare slide s’envole alors dans une coda scintillante qui déchire la grisaille des 40 minutes passées. S’autoriser un happy end, en voilà une belle façon de grandir.
Dégringolade en decrescendo vers la plénitude, Man Alive! est l’album le plus compact et cohérent de King Krule. Celui sachant le mieux canaliser son spleen ahuri pour en faire une précieuse épopée intérieure. Archy évolue – Archy reste le même. Ceux qui n’étaient pas du voyage hier ne seront sans doute pas les premiers à sauter sur la passerelle. Mais pour les autres, une envie, peut-être la plus belle : vieillir avec King Krule et voir où les choses nous emmènent.