Rester fidèle à ce que l’on croit et ce que l’on ressent. Persévérer pour tenter de partager en quelques lignes un peu de l’émotion ressentie : en relisant les mots patauds que j’avais consacrés, à leur sortie, aux deux premiers albums de Kevin Tihista – Don’t Breathe A Word (2001) et Judo (2002) – je m’aperçois qu’il n’a sans doute jamais été question d’autre chose. Vingt ans plus tard ou presque, l’intensité du choc ne s’est pas estompée et, en découvrant il y a quelques jours à peine une nouvelle série de chansons – les premières publiées depuis 2013 – le désir d’en restituer les effets demeure tout aussi irrépressible. En alignant les mêmes superlatifs, en recourant aux mêmes comparaisons – Joe Pernice, Elliott Smith – dont on peut espérer qu’elles seront susceptibles d’éveiller l’attention de quelques-uns. Une seule chose a changé : il est désormais possible, par l’entremise de la technologie virtuelle, d’envoyer un témoignage de gratitude balbutiante à cet auteur rare et dont on ignore tout ou presque. Quelques banalités d’usage plus tard – « J’aime beaucoup ce que vous faites depuis longtemps. – Merci beaucoup, ça fait plaisir. » et autre badinage du même acabit – Kevin Tihista est donc en ligne depuis la banlieue de Chicago, vaguement étonné qu’on puisse s’intéresser à lui.
Tu as publié ton premier album en 2001 alors que tu avais déjà trente-trois ans : pourquoi ces débuts si tardifs ?
J’ai toujours essayé d’écrire des chansons, depuis que je suis enfant mais pendant très longtemps, je n’arrivais à rien. Dans les années 1990, j’ai fait partie de plusieurs groupes, notamment Triple Fast Action. J’avais envie d’apporter ma contribution au sein de ces groupes mais je me suis rendu compte que j’étais totalement incapable de composer des morceaux qui correspondaient à leur style très rock, même si ma vie en dépendait. Un beau jour, je me suis dit que je devrais me mettre à écrire pour mon propre compte plutôt que d’essayer de m’adapter au style des autres. Il en est sorti ce qui en est sorti : des trucs un peu bizarres, pleins d’humour macabre. La toute première chanson s’appelait Don’t Breathe A Word. Une fois que j’ai déchiffré le code secret et que j’ai accepté de me contenter de ce qui me convenait à moi, je me suis senti totalement libéré et je suis devenu extrêmement prolifique, au point d’accumuler plusieurs centaines de chansons en quelques années.
Quels souvenirs conserves-tu de cette période d’apprentissage au sein de la scène de Chicago ?
C’était plutôt marrant de jouer du rock et de tourner pendant des mois et des mois. A vrai dire, j’ai ressenti un choc assez violent quand j’ai quitté mon poste de bassiste pour me lancer en solo. Je crois que j’ai laissé passer pas mal d’occasions à cette époque, au début du siècle, parce que je n’ai pas été capable d’assumer ce premier rôle. J’étais extrêmement mal à l’aise de me retrouver en première ligne, sur le devant de la scène, et d’être exposé au regard du public. Tant que je n’étais qu’un bassiste, je pouvais me cacher à l’arrière-plan, derrière mon ampli. J’ai toujours été très timide. J’ai complètement raté ces premières occasions. Aujourd’hui, à cinquante-deux ans, je suis sans doute davantage disposé à surmonter cette timidité maladive et à retenter ma chance. Je ne suis pas sûr du tout que cela puisse fonctionner mais j’espère que les gens voudront bien me pardonner d’avoir déjà foiré à plusieurs reprises.
Quelles étaient tes influences ou tes références à cette époque ?
En 1985, mon grand frère m’a offert Meat Is Murder des Smiths. Jusque-là, j’étais plutôt fan de metal. Quand j’ai écouté cet album, sans exagérer, ma vie a changé du jour au lendemain. J’ai décroché du mur tous mes posters de metal et je suis devenu fan des Smiths, de The Cure ou de Siouxsie And The Banshees. Ce sont ces groupes qui ont constitué mes premières influences musicales d’adolescent puis d’adulte. Quand j’ai commencé à enregistrer mes premiers albums au début des années 2000, j’étais dans une phase où je n’écoutais quasiment que Burt Bacharach. Toute la journée, tout le temps. C’est vraiment ce qui a déterminé la direction musicale de ces trois premiers albums et tous les arrangements que j’ai élaborés avec Tom et Ellis Clark. Au moment où le premier album est sorti, je l’ai envoyé à ma mère qui m’a dit que ça lui rappelait beaucoup Harry Nilsson. Je ne connaissais que Without You et Coconut mais elle m’a offert un Best Of et je me suis énormément intéressé à lui pour les disques suivants.
Tu as souvent été comparé à Elliott Smith à cette époque. Est-ce qu’il faisait partie de tes références ?
Pas du tout. Je ne devrais sans doute pas l’avouer parce que j’ai cru comprendre au fil des ans que c’était vraiment très mal, mais, aujourd’hui encore, je ne possède aucun disque d’Elliott Smith. En revanche, pour ce qui est des contemporains, je me souviens très bien d’avoir été sidéré au moment où le premier album de Cardinal est sorti en 1994. J’ai adoré.
Tu n’avais plus rien publié depuis 2013 : pourquoi ?
J’ai continué d’écrire et de composer pendant toutes ces années mais j’étais plongé dans une période de marasme personnel et je n’avais pas l’énergie suffisante pour publier quoi que ce soit. Et puis le monde a commencé à changer récemment – tu es au courant, j’imagine – et j’ai pris conscience plus nettement de l’importance de la musique dans ma vie. Je me suis dit qu’il était temps de sortir quelque chose, n’importe quoi même. J’avais accumulé toutes ces chansons au long des années et j’ai décidé d’en enregistrer quelques-unes à la va-vite. J’en ai sélectionné une centaine à peu près et je me suis dit que j’allais publier un album de cent chansons. Mais ma copine m’a dissuadé au dernier moment et elle a eu raison parce que c’était une idée abominable.
Pendant toutes ces années, quelle a été la place de la musique dans ta vie quotidienne ?
J’ai un job alimentaire pour pouvoir vivre, bien sûr. J’écris très régulièrement, presque tous les jours et je peux composer jusqu’à deux ou trois ébauches de chansons en une journée. J’ai essayé de lever un peu le pied depuis deux ou trois ans parce que c’était devenu presque obsédant et très frustrant en même temps. Mais j’essaie de profiter de la période actuelle pour m’y replonger. Le troisième volume des Home Demons est déjà prêt mais je vais peut-être m’obliger à attendre l’an prochain pour le mettre en ligne : ce serait sans doute plus raisonnable.
Le premier morceau de l’album s’intitule You Don’t Listen To Me et le dernier Someday You’ll Discover Me : j’imagine qu’il y a une sorte de message ?
J’ai composé ces deux chansons le même jour et j’ai su d’emblée qu’elles constitueraient l’introduction et la conclusion de l’album. Elles expriment assez clairement ce que je ressens à l’idée que personne ou presque ne prête attention à ma musique. Ce ne sont pas vraiment des chansons d’amour. Ce sont des jérémiades face à l’absence de reconnaissance. Elles datent toutes les deux de 2012. J’ai enregistré les ébauches de I Just Want My Life Back et Forever Like You Said You’d Be sur mon iPhone le même jour en 2011. Les plus récentes – The Ice Inside My Drink et I Went A Little Crazy – datent d’il y a quelques mois.
Tu travailles seul désormais ?
Oui, j’ai tout enregistré moi-même. J’adorerais pouvoir me payer du temps en studio. J’adore les orchestrations classiques et les arrangements de cordes mais c’est malheureusement très au-dessus de mes moyens. J’ai déménagé dans la banlieue, assez loin du centre de Chicago, et je ne peux même plus accéder rapidement aux studios du centre-ville ou croiser d’autres musiciens. Cela me fait un peu bizarre de publier ces chansons dans une version aussi dépouillée mais il faut que j’en prenne mon parti : ces jours sont révolus et il faut bien que je me débrouille tout seul.
Est-ce que tu comptes publier Home Demons Vol. 2 en format physique ?
Je ne sais même pas à qui m’adresser. Mon ancien label, Broken Horse, a mis la clef sous la porte. Il y a quelques mois, un autre label m’a contacté pour qu’on travaille ensemble mais je ne sais pas très bien où ça en est. J’ai l’impression que ça n’avance pas trop. Peut-être que je n’ai pas fait tous les efforts nécessaires. J’ai tendance à ne pas être à la hauteur dans ce genre de situation. J’aimerais bien être capable de ne pas tout foirer. J’ai encore un peu d’espoir mais pas forcément de grandes ambitions.
En ces temps où la terreur a depuis longtemps changé de couleur, on se sent soudainement moins isolé. Entre Elliott Smith et Joe Pernice, on ne peut effectivement viser plus juste. En septembre 2004, un entrefilet lu dans Uncut m’alerte sur la beauté renversante de Wake Up Captain. Le trésor n’est même plus caché, il est enfoui 6 pieds sous terre. Je me souviens avoir discuté avec un vendeur de Gibert (aujourd’hui libéré) au savoir encyclopédique et au goût plus que certain (je ne sais où il est aujourd’hui, je lui souhaite toute l’harmonie qu’il mérite ) pour qui KT était un total inconnu – no offence !
Alors merci, vraiment, pour être allé débusquer le bonhomme !