Quelques jours de réclusion se sont à peine écoulés qu’il faut déjà faire face au temps qui s’effiloche. Il n’en aura pas fallu davantage pour que se dissipe cette fiction selon laquelle le temps possèderait un déroulement linéaire, autonome, et qu’il pourrait se prolonger indéfiniment dans un avenir que nous serions en mesure de plier à la seule force de notre volonté, à coup de projets. Ce devenir désormais confus où s’entremêlent les heures et les fonctions est particulièrement peu propice au surgissement de l’événement, cette rupture stimulante qui vient briser l’écoulement du devenir mollasson et impose de faire face à l’instant. De la semaine écoulée, je n’en ai retenu qu’un seul : j’ai découvert le 21 mars quatorze nouvelles chansons de Kevin Tihista.
Il y a sans doute une portée qui dépasse celle du simple aléa à entendre aujourd’hui – ou plutôt avant-hier, mais qu’importe – resurgir du néant un artiste qui a toujours semblé se soucier comme d’une guigne des rythmes et des saisonnalités convenus de l’industrie discographique. Une carrière solo entamée tardivement, à plus de trente ans, après une décennie passée à végéter dans l’ombre de formations indie-rock de Chicago, quatre petits tours brillamment condensés entre 2001 et 2005, deux coups de génie supplémentaires en 2012 et 2013 – mes deux albums de la décennie passée, pour qui s’intéresserait encore aux palmarès plus dérisoires que jamais – puis plus rien. Le manque, un peu. Les souvenirs, beaucoup. A vrai dire, j’ignore encore si ces titres inattendus sont réellement nouveaux ou s’ils ont été accumulés au fil des décennies par ce songwriter coutumier des éclipses. S’ils apparaissent, dès les premières écoutes, si miraculeusement pertinents, c’est que Tihista y affronte en combat singulier tous ces démons familiers qui resurgissent inévitablement dans l’impitoyable exiguïté des instants confinés.
Dans cet intitulé astucieux, se condense en effet une vérité à laquelle la naïveté la plus béate ne pourrait pas permettre d’échapper : la suspension du flux temporel nous plonge dans un magma désormais désorganisé, où le passé et le présent s’embrouillent et où, bien davantage qu’à l’accoutumée, il faut affronter ce que l’on est. A l’heure de faire face à soi-même, Tihista s’avère être, une fois de plus, un adjuvant précieux. Capable d’asséner sans sourciller quelques sentences implacables – Someday We’re All Going To Die, ce genre de joyeuseté – tout en les agrémentant de ces quelques touches d’humour bien senties qui le distinguent durablement d’Elliott Smith auquel il a souvent été comparé. Sans doute partage-t-il avec ce dernier un certain sens de l’ampleur tragique du quotidien – The Ice Inside My Drink ou comment condenser le désespoir en quelques cubes. Formellement, la palette de Tihista s’enrichit d’harmonies plus complexes, issues à la fois de son goût pour les classiques de la new-wave britannique – il a plusieurs fois déclaré son admiration pour The Hurting (1983) de Tears For Fears – et pour une tradition plus ancienne, celle de la variété américaine des années 1950. Présentées dans des états d’avancement très variables – certaines dans le dépouillement le plus brut des premières versions ; d’autres déjà plus richement arrangées – ces chansons évoquent souvent la majesté crépusculaire des œuvres d’Epic Soundtracks, où l’apesanteur opiacée aurait été remplacée par une forme plus terrienne et incarnée de douleur. Ces chants désespérés à la beauté singulière accompagnent donc de façon idéale les instants suspendus.