Le songwriting de Kate NV est une sorte de grand baromètre. À l’extrémité gauche, on y trouve l’indication « Tempête pop », à l’extrémité droite, « Ambient très sec ». Ne jamais choisir clairement entre l’un ou l’autre de ces climats est désormais devenu une passionnante marque de fabrique pour la compositrice russe, nous laissant sans cesse dans l’hésitation entre le pas de danse et pas de danse du tout. En 2016, c’est au milieu du catalogue ésotérique et surréaliste de l’excellent label Orange Milk Records que l’on avait eu la surprise de tomber sur son premier album, Binasu. Un disque merveilleux où se succédaient échos VHS d’une synthpop nostalgique du japon des 80’s et vagabondages plus abstraits dans d’autres mondes verts à la Brian Eno.
L’aiguille était alors parfaitement au centre du cadran, donnant l’impression d’être face à deux artistes pour le prix d’une. Deux ans plus tard, son deuxième opus, для = FOR, avait lui mis très nettement la barre vers le monde de l’ambient et d’une certaine forme de new age hors d’âge. Un choix osé tant l’insistance vers ce minimalisme semblait la moins évidente des deux directions proposées au sortir de Binasu, mais qui voyait Kate NV étoffer sa palette sonique dans un disque discret, invitant à la relecture régulière : gorgé de xylophones (parfois synthétiques, parfois pas) lui offrant un caractère organique, для = FOR était un descendant joueur et léger de ce que Jon Hassell appelait sa « fourth world music », collant parfaitement à cette définition d’un « son à la fois primitif et futuriste » venu de « régions inconnues et imaginaires ». Mais l’intelligence du disque n’empêchait pas de regretter par moment les pépites colorées de Binasu et d’espérer revoir un jour Kate NV nous signer quelques tubes.
Il n’aura pas fallu trop attendre, puisque Room for the Moon, paru à la mi-juin comme pour habiter les chaudes nuits d’été, signe en grande pompe le retour vers cette verve pop si particulière, augmentée cette fois d’un peu plus de gouaille et de netteté dans le propos. Là où ses précédents disques gardaient parfois l’allure timorée des ritournelles conçues en solitaire (ce qui n’était en rien un défaut), ce troisième album semble lui marquer une nouvelle étape dans la discographie de la musicienne. Un déclic. Comme si, dans un esprit de synthèse, Kate NV avait réussi à additionner les forces de ses humeurs divergentes pour signer dix morceaux plus canalisés et audacieux. Palettes très soignées de claviers et de percussions, sens de la mélodie sèche et sinueuse qui ne s’encombre jamais de trop de mots, respect du silence, du vide, de l’absence au sein des architectures soniques. Le premier single de l’album, Sayonara, est à ce titre une parfaite représentation de cet idéal que semble poursuivre Kate NV. Une boite à rythme squelettique – mais jamais bornée à la boucle – qui hache le tempo, une guitare mâchonnant un riff circulaire, une mélodie de cinq notes et autant de mots. Le titre est dépouillé, répétitif du long de ses six minutes (en version album), mais trouve finalement son équilibre dans l’agencement progressif de son groove. D’un coup, la ligne de basse (jouée par son camarade Jenya Gorbunov, avec lequel Kate officie au sein du groupe post-punk ГШ/Glintshake) qui s’entêtait anonymement dans le fond se met en branle, parcourt la gamme, se synchronise au rythme haché des toms, renverse les harmonies. Chaque élément reste distinct mais s’active pour rebondir contre les autres fréquences, donnant au morceau une ligne claire et élégante tout en continuant de pétiller aux oreilles.
Ce jeu d’équilibriste se poursuit tout du long de Room for the Moon. Le final Telefon enchante avec ses mélodies sucrées et ses instruments miniatures – claviers cotonneux et saxophone de sitcom – qui jaillissent d’un peu partout, tandis que Plans cisaille des nappes synthétiques avec une section rythmique post-punk incisive pour aboutir à un refrain évoquant l’énergie de la techno kayō japonaise des 80’s. Cette période, celle de Haruomi Hosono et compagnie, est d’ailleurs la première inspiration de ce disque polyglotte et touche-à-tout, où Kate NV convoque pas mal de fantômes, démontrant une nouvelle fois d’une érudition musicale bouillonnante quand il s’agit de puiser ses idées dans les meilleures sources d’antan. Ça Commence Par ressemble à un carnaval cinglé et doucement funky façon Lizzy Mercier Descloux, Lu Na évoque quelque chose du modernisme retro d’Ann Steel, tandis que l’instrumental rêveur de If Anyone’s Sleepy n’aurait pas dépareillé au milieu d’un album d’Inoyama Land. Mais ce petit jeu généalogique n’est pas une limite tant, en fin de compte, c’est bien l’écriture de Kate NV, qui donne à Room for the Moon toute son aura, bien loin du pastiche : une vraie science de la fulgurance pop qui ne se prend jamais tout à fait au sérieux et invite à l’émerveillement face à ses multiples facettes.