Une autre métaphore, par Jupiter !
Virginia Woolf, Orlando
Les vies, et ce qu’on en fait, ou pas.
Pour parapréciser : elles nous font, et nous défont.
Et ainsi, depuis que l’une de mes vies a croisé la route de l’une des nombreuses, formidables et inspirantes vies de Kate Fletcher au hasard d’une journée brestoise, au hasard d’un des plus beaux concerts auquel j’ai pu assister, certaines de ses vies me font et me défont — les deux sont formidables — se faire et se défaire, même mouvement — chaque fois que je les croise — en quelques mots, en quelques notes déraisonnablement étirées, répétées, suspendues, en quelques chansons, en quelques bières et cafés aussi. Et par de nombreux engagements qui tournent autour de l’accueil, qui tournent autour de la question du matrimoine, elle est l’une de ces personnes qui rendent les gens un peu moins cons et la vie moins épaisse. La route tourne : on demeure dans le même monde et pourtant ça tremble.
Et ce qui était les concerts de Kate Fletcher’s Orlando — comment appeler ça, de la musique jouée dans le même lieu que les gens qui l’écoutent , comment appeler ça — on peut appeler ça des ragas, des humeurs, des bal.l.ades, des drones — est devenu un disque écouté pour la première fois il y a une paire d’années et sorti enfin, il y a à peine quelques mois, chez l’indispensable What a Mess ! Records.
Un disque aussi précieux que le monde. Un disque qui en a fait trente-six fois le tour, mais ne la ramène pas, en circuit court de ceux qui savent voyager comme ils savent accueillir : cœur, générosité.
Kate Fletcher chante, joue des sons, des verres musicaux, du violoncelle, de l’harmonium indien, des enregistrements de terrain. On entend des villes et des vies, Marseille et la Drôme, des bouts de conversations, des voix. Un petit bout de Kyōto, aussi. Les boucles, les timbres viennent et repartent et toujours on respire comme lors des concerts, on respire des silences et des non-silences dans et entre les plages. Pour décrire plus vite, on dirait que c’est du folk : des chansons, à l’os. Mais des chansons avec donc tous les sons du monde produits par peu d’instruments, pas besoin de s’encombrer, pas besoin d’encombrement, on aère, épure variée, cosmos cosmopolite, richesse et variété des timbres.
Une possibilité est l’écoute de fin d’adolescence, allongé sur le dos, à admettre les nuages ou le plafond — sachant que l’adolescence est du genre infinie.
Une possibilité est d’accepter d’entendre l’infini dans ce disque — c’est assez facile — c’est toujours, déjà, là.
Une autre — une infinité d’autres — est le singalong : il y a un gospel très mécréant, très beau, très peu sacré, très sincèrement spirituel, intitulé A Gospel, qu’on jurerait échappé de Tom Waits sans la persona de Tom Waits.
Il y a ensuite Theories of Entanglement, chanson-titre, qui tintinnabule ses motifs de violoncelle et de chant les yeux grands ouverts sur l’immobile en train de déambuler là. Il a bien le droit de se dégourdir les jambes, lui aussi.
Il y a avant Voices et Fallen Cities, des chants venus des oreilles de qui sait écouter. Ça a l’air simple, uniquement parce que c’est beau.
Il y a Not exactly Gagaku, dont les volutes modales de saxophone jouées par Pli Lawrence, pas plus orthodoxement gagakesques que le reste du disque, laissent ébahi d’évidence, un timbre de plus dans cette ode aux timbres, agencés, déposés, offerts. L’instrumentarium peu étendu se suffit, il vit pleinement grâce à une prise de son cristalline, laquelle, déjà, est musique — même si les chansons existeraient tout aussi bien repiquées sur d’abominables K7 — le teigneux non-paradoxe dont on se carre bien depuis des lustres —, il vit pleinement parce qu’habité comme on habite ici ou là, comme on habite partout dans une musique d’engagement.
La première phrase de ce qui tient lieu de livret dans le bel écrin du 33-tours : It is easier to be silent / than to stick your neck out / but its the way of the world / we just cant keep our mouths shut.
La dernière phrase inscrite sur la carte glissée dans la pochette du 33-tours, et qui orne désormais mon bureau, et qui retrouve mon regard chaque jour, sagesse plurimillénaire : Noone will be free / until everyone is free.