Je n’arrive pas à m’habituer à apprendre les disparitions par réseaux sociaux interposés. Hier soir, la joie d’avoir dîné seul à seul avec mon fils a été assombrie sitôt mon téléphone rallumé par la découverte du départ de Mark Hollis. C’est d’abord un post de Jérôme, qui résume en quelques mots ce qu’on attendait tous : “Depuis qu’il avait choisi de ne plus faire de disques, chaque année j’imaginais un retour, je rêvais à de nouvelles chansons de lui”. On aurait tous aimé que Mark Hollis, tel un Bill Fay, rompe un jour le silence et revienne à la musique. Peut-être était-ce parmi ses projets. On ne le saura jamais.
Je descends mon fil Instagram et je vois qu’Anthony a posté sa collection de disques de Talk Talk, 45 tours et cassette audio comprises. Damien avant lui a reproduit la couverture de l’album solo de Mark Hollis, accompagné de ces quelques mots : “C’est un disque qui a marqué une période importante de ma vie et que j’associerai toujours à mes amis”. Philippe a publié trois photos du chanteur, à trois étapes de sa vie. Mais comment ont-ils su ? En début de soirée, Stereogum ébruitait la rumeur : “Si l’on se fie aux hommages publiés simultanément par Matt Johnson (The The), Graham Sutton (Bark Psychosis) que Paul Webb (Talk Talk), Mark Hollis vient de disparaître à l’âge de 64 ans. Hollis vivait retiré du monde de la musique depuis près de 20 ans, aussi une confirmation officielle est encore attendue. ”
Je n’ai jamais eu la chance de rencontrer Mark Hollis ni de le voir en concert. La seule expérience qui s’en rapproche est celle que j’ai vécue par procuration en regardant cette vidéo filmée en concert à Montreux en 1986 et qu’on peut visionner intégralement sur Youtube et où j’ai été subjugué, aussi bien par l’intensité de sa voix que par la conviction avec laquelle il incarne la musique de Talk Talk. Si vous n’avez jamais vu cette vidéo, commençez par Such a Shame. Dans le clip officiel de la chanson, Mark Hollis est un garçon qui passe son temps à réajuster son petit bonnet. Il fixe l’oeil de la caméra de manière ironique, mais rien ne laisse présager de la bête de scène qui se tapit sous le caban. A Montreux, Mark Hollis se cache derrière des petites lunettes rondes, mais il assume sa position de leader du groupe, seul derrière le micro qu’il empoigne à deux mains. Sa chevelure est défaite et il éructe comme un possédé, montrant à plusieurs reprises les dents. Peu importe si le groupe est composé de requins de studio qui improvisent un break un peu jazzy dont on se serait bien passé : chaque fois que je regarde cette vidéo, je n’ai d’yeux que pour le chanteur enfiévré.
Mark Hollis, comme pour tous les gens de ma génération, a été avant tout un passeur. Pendant les années top 50, il offre à la new wave anglaise quelques-uns de ses classiques : Such a Shame, It’s My Life, Living In Another World, Life’s What You Make It. Mais Talk Talk n’est pas qu’un groupe à singles : en se penchant sur les albums, on découvrir aussi des trésors : Renée, I Don’t Believe in You, Have You Heard The News (une compilation parue en 2013, Natural Order 1982-1991 recense tous ces album tracks qui forment une discographie alternative). Et puis il y a le titre qui marque la rupture : Chameleon Day. L’avant-dernier titre de The Colour of Spring. Je me revois encore en train de le découvrir dans la chambre de Patrick, partagé entre l’effarement et le fou-rire. Chameleon Day est un titre où l’espace de 3’30, Talk Talk s’affranchit des standards de la pop pour aller vers un autre chose qui ne porte pas encore de nom. Cet autre chose qui se précisera sur les deux albums suivants, Spirit of Eden et Laughing Stock (ce dernier étant cruellement absent des plateformes de streaming) où les mélodies s’effaceront au profit des ambiances, où les morceaux gagneront en durée, où l’immédiateté s’effacera derrière la musicalité du langage. Le grand courage de ce groupe, c’est d’avoir amené ses auditeurs ailleurs. Mais pas en leur tournant le dos : en les prenant par la main. Talk Talk m’a ouvert les oreilles : je n’aurai peut-être jamais pu écouter Robert Wyatt, Gastr Del Sol ou David Sylvian (pour ne citer qu’eux) si Mark Hollis n’était pas passé par là. Et je serai peut-être encore cet adolescent qui joue au baby foot en alternant Tears for Fears et Simple Minds.
Le temps que j’écrive ces quelques lignes et les posts ont continué à tomber. Guillaume a retrouvé la pochette du maxi 45-tours de Give It Up orné du macaron « HMV Price Only : £2.99 ». Matthieu s’est pris en photo en chaussettes après avoir aligné sur le sol sa « sainte trinité » : Spirit of Eden, Laughing Stock et l’unique album solo de Mark Hollis, paru en 1998. Depuis 20 ans, Mark Hollis semblait s’être employé à s’effacer. Mais l’unanimité de l’hommage qui lui est rendu montre que la trace qu’il a laissée en chacun de nous est indélébile.