» Il existe d’autres corps, qu’ils soient vivants ou morts, entre toi et moi «
Pour quelqu’un qui aime l’émotion et l’urgence avant toutes autres choses, j’avais tout à craindre de l’émergence de groupes cultivés, éduqués, voire virtuoses. A la faculté, un ami, né punk, avait une expression d’alerte qui nous faisait marrer, dès que selon lui, nous accostions des rivages inamicaux peuplés de chevelus empêtrés dans leurs instruments compliqués et leurs influences savantes : » ATTENTION JAZZ ROCK ! « , hurlait-il. Il aurait sans doute agité son safeword musical s’il était tombé sur Aquaserge. Julien Gasc est une émanation ce collectif où la science n’est jamais loin de prendre le pas sur le reste, mais si on aime sans doute parler matériel qui prend vie, consoles anciennes qui vibrent, rythmes complexes qui mettent la transe, c’est surtout un lâcher prise qui fascine chez lui. Dans cet EP délivré tranquillement en plein confinement – période propice pour avancer et mener à bien des reprises et des adaptations de trois titres brésiliens -, il fait briller sa belle présence aux côtés de sa garde rapprochée avec une facilité déconcertante dans cet exercice de style périlleux, qui plait à tant de ses compatriotes chanteurs (on pense à Tropi Cléa, à Laure Briard…) A savoir, ramener un peu de ce Brésil fantasmé, en partie celui des années 60, quand les chanteurs investissaient les salons de l’intelligentsia sensée faire basculer la junte au pouvoir et inspirer la révolution, en toute simplicité, importer en musique des éléments de ce rétro-futur jaune et vert, où le métissage atteint un point de non retour dans la beauté, la chaleur et le sang. Les difficultés, Julien Gasc en fait son affaire, alors qu’il fait grimper le niveau d’exigence de son pari. Tout d’abord, accéder à la compréhension d’une musique complexe, qui fait corps avec son pays par sa science des rythmes, qui s’ouvre à ceux qui ont les clés du jazz tropical. Ensuite, trouver sa voix, celle qui peut serpenter justement entre les mélodies, rebondir de façon presque aléatoire sur les accords, un peu en avance, un peu en retard, mais toujours juste dans son intention. Et aussi, s’imposer l’adaptation du portugais, langue ronde qui doit rentrer dans le carré de notre français. Et le Serpentes EP passe l’épreuve haut la main : la musique se déploie souple et quasiment informelle, telle une volute épaisse, partagée par les amis (ici Laetita Sadier, là Syd Kemp), comme un nuage chargé d’interrogations métaphysiques, loin d’un tourisme de circonstances. L’émotion lourde dans le fond de la gorge, la voix blanche du jeune chanteur hypnotise l’auditoire comme un soir à Strasbourg, où campé derrière son Philicorda, il se jouait de son accompagnement, laissant son chant devenir une extension de sa pensée, étirée, libre. La liberté, l’enseignement sans doute le plus important des trois géants brésiliens, revisités ici : Ivan Lins, Chico Buarque et Beto Guedes.