Jellyfish, Bellybutton & Spilt Milk, (1990 & 1993, Charisma)

C’est la question que l’on redoute par-dessus tout et qui finit tôt ou tard par resurgir. Souvent en plein dîner de famille, parfois dès les premières minutes d’une nouvelle rencontre. Qu’il s’agisse de justifier l’irrationalité inflationniste d’une collection envahissante de quelques milliers de disques ou d’expliquer au profane le contenu exact de ce mystérieux webzine auquel on consacre du temps depuis un bon moment. Immanquablement, elle sera posée avec la naïveté déroutante et involontairement cruelle du Petit Prince face à l’aviateur : “Mais enfin, c’est quoi le genre de musique que tu écoutes ? ” Depuis quelques années, plutôt que de creuser davantage le fossé qui nous sépare de l’interlocuteur curieux en tentant d’échafauder une définition complexe ou en exhibant une liste de noms et de références trop rarement partagées, et qui finissent par éteindre les dernières lueurs de compréhension dans son regard, on préfère opter pour une pédagogie par l’exemple. Et ce sont presque toujours ces deux albums que l’on commence par ressortir. Non pas qu’ils soient représentatifs d’un genre ou d’un style particulier. Plutôt parce qu’ils incarnent de manière exemplaire ces qualités rares qu’avec le temps, on a fini par apprécier plus que toutes les autres : une forme d’immédiateté ludique et aisément partageable, une inépuisable générosité et une certaine manière d’arborer sans vergogne un ensemble très large d’influences, des plus consensuelles (The Beatles, The Beach Boys) aux plus controversées (Supertramp, Queen), sans jamais se laisser totalement définir par leur simple addition. Deux albums de cœur donc, très différents mais toujours restés inséparables.

Le début de l’histoire ressemble pourtant à beaucoup d’autres. Andy Sturmer (batterie, chant) et Roger Manning (claviers, guitares) ont grandi tous les deux du côté de Pleasanton, une petite bourgade dans la grande banlieue de San Francisco. Amis depuis le lycée, ils entretiennent ensemble leurs passions musicales successives et éclectiques  d’abord pour le jazz puis pour le punk rock. Ils finissent par intégrer tous les deux les rangs de Beatnik Beatch, anecdotique groupuscule rock de San Francisco auteur d’un unique album sur Atlantic, et dont la seule originalité notable tient à la position déjà adoptée par Sturmer et qu’il ne quittera plus : à la fois chanteur principal et maître du rythme qu’il martèle debout derrière un kit de batterie rudimentaire, placé au centre de la scène. Malgré la séparation du combo en 1988, Sturmer et Manning  poursuivent leurs travaux d’écriture à quatre mains, bien décidés à emprunter un chemin plus en phase avec leurs ambitions artistiques toutes personnelles. Pour ce faire, les deux hommes se convainquent rapidement de la nécessité de recruter un guitariste en la personne de Jason Falkner, jeune vétéran de la scène indie-pop de Los Angeles et ancienne connaissance de Manning avec lequel il a noué, quelques années plus tôt, une solide amitié autour d’une passion commune pour XTC.  En quelques mois, le trio peaufine une première douzaine de démos qui attirent l’attention et le soutien de John Carter, directeur artistique expérimenté et futur manager de Mark Everett (Eels), et surtout de Charisma, une filiale locale de Virgin. Désormais baptisée Jellyfish – le seul patronyme jugé à peu près supportable dans la liste de sobriquets improbables proposée par la maison de disques –  le groupe rentre en studio pour y retravailler ses premières compositions sous la houlette experte et bienveillante du producteur Albhy Galuten (Bee Gees) et de l’ingénieur du son Jack Puig.

Jellyfish
Jellyfish

Publié à l’été 1990, Bellybutton suscite d’emblée une onde de choc par ses décalages parfaitement assumés avec tout ce qui commence déjà à s’inscrire dans l’air du temps. Dans une Amérique qui s’apprête à succomber, quelques mois plus tard, à la déferlante du grunge, Jellyfish propose une relecture ébouriffante de toute l’histoire de la pop, dépourvue de la moindre trace de dépression introspective et d’esprit de sérieux. A l’heure où les jeans crades et les chemises de bûcheron se muent en accessoires incontournables de l’authenticité rock ostentatoire, Manning, Sturmer et Falkner se pavanent dans des tenues extravagantes, sur une pochette tout droit sortie de l’imagination d’un Lewis Carroll sous acide, et dont les coloris criards brûlent encore les yeux un quart de siècle plus tard. Le contenu musical ne possède lui non plus que bien peu de points communs avec les tendances émergentes du début des années 1990. Alors que ses contemporains ne jurent que par les guitares saturées de Neil Young et redécouvrent avec délice les riffs plombés de Led Zeppelin, Jellyfish revendique fièrement une filiation toute différente. Comme en témoignent les quelques reprises enregistrées sur scène avec le renfort du frère de Roger, Chris Manning,  à la basse et qui complètent judicieusement les rééditions de 2015 chez Omnivore Recordings, le groupe ne fait pas mystère de ses influences décalées : Jet de Wings alors que Lennon apparaît encore trop souvent comme la force créative dominante de The Beatles ; No Matter What de Badfinger, les pionniers éternellement sous-estimés de la power pop, quand les plus éclairés de ses confères commencent tout juste à réhabiliter Big Star ; Go Your Own Way de Fleetwood Mac alors que les maîtres californiens passent encore trop souvent pour des ringards finis. Avec de pareils viatiques, pas facile d’imposer une quelconque. Pourtant, boosté par un premier single, The King Is Half Undressed, largement diffusé sur MTV, Bellybutton connaît un succès critique et commercial modéré mais bien réel. Impossible de résister en effet à l’émotion brute qui se dégage de The Man I Used To Be, ballade déchirante où Sturmer se glisse dans la peau d’un père trop longtemps séparé de son enfant, tout comme aux mélodies enivrantes et aux refrains imparables de Calling Sarah ou That Is Why. En digne héritier de ses modèles classiques, Jellyfish évolue en équilibre permanent entre l’accessibilité la plus large et la sophistication formelle la plus extrême, condensant dans ses chansons formatées de trois minutes une multitude de sons et d’harmonies impressionnantes. Ses pairs les plus fameux ne s’y trompent d’ailleurs pas, adoubant leurs jeunes émules de leur caution admirative et sollicitant eux-mêmes les collaborations pour des projets parfois menés à leur terme – la participation au très réussi Time Takes Time de Ringo Starr (1992), en compagnie de leurs lointains cousins de Seattle, The Posies  – et d’autres qui demeurent encore aujourd’hui à l’état de fantasme – une tentative surréaliste et vite interrompue pour composer un album avec Brian Wilson.

Alors que Falkner, lassé de se voir confiné dans les seconds rôles, quitte peu de temps après un navire sur lequel la barre est exclusivement tenue par le duo fondateur, Sturmer et Manning s’attaquent pour leur part à l’écriture d’un second album sur lequel ils entendent bien, fort de leur premier succès, donner libre court à leur imagination la plus délirante. Épaulés par un nouveau bassiste, Tim Smith et une poignée de guitaristes virtuoses (Jon Brion, Lyle Workman), ils entament début 1992 les interminables sessions d’enregistrement de ce qui deviendra à la fois leur Pet Sounds (1966) et leur SMiLE (1967), leur chef d’œuvre et leur arrêt de mort. Si son prédécesseur présentait encore quelques références consensuelles, Spilt Milk apparaît comme en effet un prolongement résolument clivant. Et on connaît plusieurs amitiés musicales qui se sont nouées ou fissurées autour de ses avalanches de Chantilly musicale, à la fois fascinantes et presque écœurantes à force de virtuosité. Dans une profusion sonore impressionnante et magnifiquement mise en forme par Jack Puig – on s’interroge encore, vingt-deux ans plus tard, sur les secrets techniques bien gardés de ces harmonies à quatre ou cinq voix – les nappes d’arrangements extraordinairement diverses sont ainsi superposées en dépit de toutes les règles restrictives du bon goût. Les chœurs scintillants de Joining A Fanclub s’entrechoquent avec la polka brinquebalante de Bye Bye Bye ; la dénonciation mordante des cultes rock mortifères (The Ghost At Number One) précèdent de peu les accents quasi-paillards d’une bien belle ode à la masturbation (He’s My Best Friend).

Sans doute déconcerté par cette accumulation d’éléments hétéroclites, le public a bien du mal à suivre. Bien plus coûteux que Bellybutton, Spilt Milk végète tristement dans les tréfonds des charts américains. Au terme d’une tournée forcément morose, les relations déjà tendues entre les deux principaux compères atteignent leur point de non retour. Le 4 avril 1994, Jellyfish annonce donc sa séparation. Manning et Sturmer poursuivront leurs routes respectives, de manière plus discrète. Le premier poursuit aujourd’hui le fil d’une discographie riche et estimable, souvent en solo, parfois avec Brian Reitzell tout en jouant les luxueux mercenaires au service de Air et de Beck. Le second a trouvé refuge au Japon où il occupe souvent le poste plus obscur de producteur. Jamais ils ne sont parvenus pourtant à retrouver la puissante alchimie de leurs jeunes années communes que l’on n’en finit plus de redécouvrir. Toujours aussi médusé.


Bellybutton (1990) et Spilt Milk (1993) de Jellyfish sont jadis sortis chez Charisma.

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