Jeannie Piersol, The Nest (High Moon)

Jeannie PiersolLes tous premiers fils très subjectifs qui me rattachent viscéralement à cette histoire – celle de la scène psychédélique de San Francisco – ont commencé à se tisser en 1984. A douze ans, l’exploration des méandres d’une histoire musicale qui ne m’appartient déjà plus tout à fait s’apparente alors à une forme d’ascèse, méticuleuse et déceptive : les grands groupes dont les exploits révolus ne résonnent plus que dans la presse – parfois, aussi, dans Les Enfants du Rock – sont alors au tréfonds de la vague. Les rééditions sont introuvables dans ma banlieue et il faut s’échiner – tant bien que mal – à raccorder la légende lue à la médiocrité des œuvres disponibles.

Jeannie Piersol
Jeannie Piersol / Photo : DR

S’enticher, par exemple, des Rolling Stones en commençant par les plus mauvais albums – Undercover (1983) et Dirty Work (1986) sans même parler de l’abomination commise en solitaire par Jagger entre les deux – She’s The Boss (1985). Faire croître l’amour à partir des résidus, écouter ces toutes petites chansons en quête d’une étincelle, comme on souffle vainement sur les braises trop tièdes d’un brasier dépeint par d’autres : il y a un je-ne-sais-quoi de tragique dans ces balbutiements patauds de la passion musicale adolescente qui m’est encore vaguement familier. Comme si l’enthousiasme se devait toujours de chercher à l’emporter sur la réalité des œuvres. C’est donc dans la biographie des Stones de Philip NormanLes Stones (1984) – traduite chez Robert Laffont et dénichée au cours d’une incursion estivale dans les rayons de la maison de la presse de Perros-Guirec – que je tombe pour la toute première fois sur le nom de Grace Slick et de Jefferson Airplane. Il y est question de leur performance sur la scène d’Altamont, interrompue par les Hells Angels qui tabassent Marty Balin, et de « l’œil charbonneux » de la chanteuse. Je me souviens très distinctement de l’expression et de son puissant retentissement érotico-mystérieux qui m’ont poussé, dès les premiers jours de la rentrée de septembre, à me lancer en quête de la musique qui lui était associée. Dans le casier idoine de la FNAC des Halles, ne trainent que quelques daubes – les albums de métal FM de Grace Slick et, un peu plus tard, Knee Deep In The Hoopla (1985) de Starship, sérieux candidat au titre de plus mauvais disque jamais acheté – dont je fais cependant l’acquisition consciencieuse avant de rentrer entretenir mes frustrations mélancoliques à leur écoute – j’ai dépensé tout mon argent de poche pour des merdes, je suis né trop tard pour aimer une musique dépassée, ouin… Heureusement, ma grande sœur vient à ma rescousse et transporte, de Metz à Paris, quelques-uns des vestiges de sa propre adolescence qui me permettent de découvrir pour de vrai Jefferson Airplane, Quicksilver Messenger Service et une bonne partie de la discographie collégiale de Paul Kantner, Grace Slick et David Freiberg. Enfin récompensé de ma persévérance, j’y entends tout ce qui constitue le charme, fragile et daté, de cette musique, bien plus imparfaite que celle qui s’invente au même moment dans la métropole du Sud de la Californie, mais largement aussi aventureuse et donc fascinante. Comme avec tous les héritages, le temps a fini par imposer de procéder à un inventaire sélectif pour n’en accepter que l’actif durable. Et si la lucidité de l’âge impose de reconnaître la supériorité collective difficilement contestable de l’équipe de Los Angeles sur celle de San Francisco à partir de la seconde moitié des années 1960, il n’en demeure pas moins que cette dernière conserve, par bribes, une forme de liberté étonnamment séduisante, au-delà des digressions instrumentales bavardes et des clichés fleuris-patchouli. Et dont témoigne aujourd’hui cette belle réédition compilatoire consacrée à l’œuvre d’une de ses figures mineure mais terriblement attachante.

Comme une jumelle-fantôme de Grace Slick, Jeannie Piersol a traversé une bonne partie de cette histoire, sans jamais parvenir à accéder à la reconnaissance, moins encore à la notoriété. Dès 1962, son destin s’entremêle à celui des futures vedettes en devenir de la Bohême musicale locale. Elle se lie ainsi d’amitié avec ses voisins – Jerry Garcia, Grace Slick donc, et surtout son beau-frère Darby, fréquente assidument les clubs où The Charlatans, Grateful Dead, Big Brother (avant Janis) et Jefferson Airplane se produisent pour les premières fois. Elle intègre même, en tant que seconde chanteuse, The Great Society le temps de quelques concerts. Elle compose également et l’une de ses chansons – Gladys, dont deux versions sont ici présentées – a presque failli figurer au générique d’After Bathing At Baxter’s (1967). A la demande bienveillante et insistante de Darby Slick, elle finit par enregistrer quelques titres en compagnie de groupes éphémères – The Yellow Brick Road, Hair – et qui, juxtaposés ici pour la première fois, témoignent d’une puissance vocale assez impressionnante, et même suffisante pour conférer un certain intérêt à des compositions pas toujours très flamboyantes et encore fortement imprégnées des tics psychédéliques de l’époque. Du sous-Moby Grape. Un Airplane volant à basse altitude, sous les radars : pas davantage. Rien en tous cas qui permette d’anticiper le très haut niveau de la suite.

Jeannie Piersol / Photo : DR
Jeannie Piersol / Photo : DR

De retour d’un périple en Inde, Darby Slick insuffle à partir de 1968 une bonne dose d’orientalisme aux enregistrements de sa protégée qui signe, au même moment, un contrat à durée très déterminée avec une sous-division de Chess Records, label phare de la scène R’N’B de Chicago. C’est dans cette dernière ville que Piersol part enregistrer le single qui apparaît comme son œuvre majeure – et le sommet de cette rétrospective : The Nest et la face B Your Sweet Inner Self auxquel s’ajoutent ici, pour faire bonne mesure, quatre autres excellents titres issus des mêmes sessions. Pour la première fois – et la seule, donc – la chanteuse bénéficie des apports compétents d’une équipe de musiciens de studio locaux, au rang desquels figurent un batteur nommé Maurice White (futur Earth, Wind And Fire) et une choriste recrutée chez Rotary Connection, Minnie Ripperton. Le temps de quelques sessions, le point d’équilibre presque parfait est atteint entre les velléités novatrices et décomplexées des hippies de la côte Ouest et le cadre rythmique et instrumental rigoureusement tracé par les musiciens de studio de Chicago. Une production à la Jean-Claude Dusse, certes – « Fonce, mélange tout : sur un malentendu, ça peut marcher. » – mais qui fonctionne comme par magie, une fusion harmonieuse entre les cuivres et les chœurs soul, un solo de guitare psychédélique et quelques notes récurrentes de sarod traditionnel indien : voilà qui rappelle un peu les fusions miraculeuses et quasiment contemporaines de Ruth Copeland avec George Clinton. Malheureusement – ou peut-être pas, après tout – ce sommet demeurera quasiment sans lendemain. A sa sortie, The Nest stagne dans les tréfonds des charts et Piersol, enceinte de son premier enfant, abandonne définitivement ses prétentions, déjà fragiles, à occuper le devant de la scène. Reste donc, cinquante-six ans plus tard, ce témoignage précieux et touchant d’un monde révolu où l’esprit d’aventure pouvait conduire à tout oser. Parfois même pour le meilleur.


The Nest par Jeannie Piersol est disponible chez High Moon Records

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