Je me souviens très bien de cet instant-là. Quelques semaines à peine après m’être installé à une dizaine de kilomètres de Clermont-Ferrand, attablé à la terrasse d’un bistrot de la capitale arverne, mon ami Hervé – un gars vraiment du coin – m’a dit à peu près ces mots-là : “Tu verras, tu n’écoutes pas Murat de la même façon quand tu roules sur les routes auvergnates un jour d’automne… Il faut avoir vécu ça”. Quelques semaines plus tard, je crois qu’il m’avait dit à peu près la même chose au sujet du Steve McQueen de Prefab Sprout… Mais surtout, il avait raison – d’autant plus raison que Murat fut je crois très fan dudit Steve McQueen (l’album, pour l’acteur je ne sais pas), à tel point qu’il était allé jusqu’à louer les services du batteur Neil Conti, qui joue sur ce chef d’œuvre de 1985. Mais Hervé avait tort aussi : parce qu’il ne m’avait pas dit alors (alors, c’était vers 2011) qu’on n’écoutait pas non plus Murat de la même façon sur les routes auvergnates un jour de printemps. Parce qu’il ne m’avait pas dit l’effet que pouvait produire au hasard Le Lien Défait avec la chaine des puys comme ligne d’horizon dans un crépuscule naissant. C’est un effet dingue. Et un effet d’autant plus dingue quand on a appris quelques heures plus tôt, au détour d’un coup de téléphone à la fin d’une réunion, sa subite disparition…
Contrairement à ce qu’a pu laisser entendre un média un peu pop mais plus forcément moderne, je ne suis donc ni Auvergnat ni un spécialiste de l’œuvre du natif de La Bourboule. À tel point que par ma faute – mais peut-être est-ce un peu préjugé de mon importance – il y a cette rencontre qui ne se fera plus jamais entre les mélancolies bleues des Anglais de Moose et de l’Auvergnat Murat – cette mélancolie-là ne connait pas les frontières… Elle ne se fera plus parce qu’avant Le Train Bleu, j’avais raté Le Manteau De Pluie, ses accents bossa contrariés, ses bonjours à la tristesse, ses amours défuntes – je me suis rattrapé depuis, autant pour le disque que pour ses thèmes. Après toutes ces années, il y a en tout cas cette certitude : j’aime les chansons (et certaines beaucoup plus que d’autres) de cet homme-là, j’ai aimé aussi sa franchise, son obstination et sa mauvaise foi. J’aime toujours ses mots, ses vérités – qui n’étaient pas toujours bonnes à dire. Mais non. Je ne suis pas un spécialiste. Et certainement pas un spécialiste comme Pierre Andrieu peut l’être.
Pierre Andrieu est Auvergnat avant d’être journaliste – avec toutes les qualités et les défauts que cela implique. Il a découvert Murat dans les années 1990 je crois mais je pense qu’il le connaissait déjà sans le savoir – car il connaissait le côté taiseux et revêche, il connaissait ces paysages sans lesquels l’œuvre de Murat ne serait pas exactement la même, il connaissait les passions solitaires, la brume sur la banne d’Ordanche, le soleil sur le lac de Servières… Il connaissait tout ça et il a connu les disques de Murat. Il ne les aime pas tous passionnément mais il en connait le moindre recoin. Dans Les Jours Du Jaguar, un livre écrit avec beaucoup de passion, ce n’est pas exactement cela qu’il voulait raconter. Il voulait raconter, je crois, la personnalité plurielle d’un artiste singulier. Ses passions, ses défauts, sa fidélité en amitié, ses tics, ses tocs, cette personnalité que d’aucuns ont eu l’audace de penser pouvoir cerner – mais c’était un luxe que seuls les siens, et très peu d’autres (le journaliste Bruno Bayon et la réalisatrice Laetitia Masson, au hasard), pouvaient en fait s’offrir.
Ce livre n’est pas un livre comme les autres – mais comment pouvait-il en être autrement lorsqu’il est question d’un artiste qui était exactement différent des autres ? Ce n’est pas une biographie, ce n’est pas (qu’)un beau livre – malgré la pléthore de photos assez folles qui l’illustrent. Imaginé par Pierre Andrieu, ce livre est un puzzle – partagé entre interviews de (très) proches et de collaborateurs (Laure Desbruères, Marie Audigier, Eric Reinhardt, Matt Low, Jennifer Charles, Hervé Deffontis, Morgane Imbeaud, Fred Jimenez et tant d’autres), interviews de Murat lui-même (courant sur une vingtaine d’années) et textes au sujet des disques de chevets de l’auteur ou de thèmes récurrents dans la discographie pléthorique de l’Auvergnat… Un puzzle dont chaque chapitre est une pièce qui permet de donner une image, si ce n’est exacte, au moins un peu plus précise d’un homme qui avait en sainte horreur la banalité… À une semaine de sa sortie, Section26 présente en avant-première un extrait d’un des premiers chapitres du livre, concernant ce Best Of finalement posthume, et une partie de l’interview accordée par Bernard Lenoir, qui a accepté de sortir de son silence pour confier à quel point Murat a changé sa vie – professionnelle mais pas que –, confession somme toute pas banale de la part d’un homme qui a changé tant de vies…
Le Meilleur de Jean-Louis Murat
Par une cruelle ironie du destin, Jean-Louis Murat, qui répétait à l’envi que les Best Of étaient taillés sur mesure pour ceux qui n’avaient plus d’inspiration et pour les morts – qui écrivent peu de chansons, c’est un fait –, a publié sa première compilation le 26 mai 2023, à titre posthume donc, puisque son brutal décès est survenu la veille. Présenté sous la forme d’un double vinyle et d’un double CD de vingt titres parus sur le label PIAS, ce greatest hits ne contient que peu de vrais hits – au sens Top 50 du terme, pour ceux qui s’en souviennent… –, mais il offre un joli panorama sur une œuvre foisonnante qui a toujours cherché, et réussi, à tirer l’auditeur vers le haut. Et ce à plusieurs niveaux, par la qualité de l’écriture, les influences qui s’immiscent dans le processus de création, les références utilisées – littérature, poésie, cinéma, etc. Tout cela a toujours concouru à donner l’envie d’en écouter plus. Et c’est d’ailleurs ce que je fais en écrivant, avec un site de streaming en mode aléatoire sur sa discographie, pour mieux redécouvrir les trésors cachés qui se trouvent disséminés sur les albums d’un artiste ayant enregistré plus de cinq cents morceaux au cours d’une carrière rocambolesque.
On trouve sur cette compilation plutôt bien pensée, même si parfois discutable et un peu chiche pour les fans hardcore, nombre d’incontournables, comme les premiers tubes radiophoniques, ceux qui ont lancé sa carrière en mode “chanson électropop romantique” après le faux départ couronné d’insuccès en 1981 avec un premier single intitulé Suicidez-Vous Le Peuple Est Mort – une chanson qui a assez mal vieilli malgré la fougue punk dont elle fait preuve. Il y a bien sûr le tube imparable et sensible – mais à la production datée, la version bossa-nova jouée en promo en acoustique est bien plus convaincante – Si Je Devais Manquer De Toi, publié en 1987, en amont de la sortie de Cheyenne Autumn ; il y a le très réussi et culte L’Ange Déchu, disponible en 1988 et qui, lui, a beaucoup mieux traversé les ans. Il y a aussi Te Garder Près De Moi, paru en 1989, écrit par Jean-Louis Murat et composé par le fidèle Alain Bonnefont pour Cheyenne Autumn, un morceau tubesque mais aux couleurs un peu passées. On note bien évidemment la présence du plus grand hit de Murat, Regrets, slow romantico-gothique interprété en duo avec Mylène Farmer en 1991, écrit par cette dernière et composé par son acolyte de toujours Laurent Boutonnat.
Ce ne sont pas les meilleurs titres que le chantre auvergnat a publiés – à part L’Ange Déchu, incroyable morceau ayant gardé toute sa sève spleenétique – car le prolifique songwriter s’est fait fort d’avancer à chaque nouveau disque, aussi bien au niveau des textes et des arrangements que de la production et du chant, plus affirmé, plus grave et sensuel au fil du temps.
Progresser à chaque album, c’était le leitmotiv de Murat, il l’a souvent répété. Cette méthode de travail a abouti à la création de multiples chefs-d’œuvre. Et si l’on peut émettre quelques doutes sur les hits inauguraux, peut-être discutables à l’aune des critères actuels tout en étant parfaitement adaptés aux canons de l’époque – cette nette prédominance des synthétiseurs typés années 1980 –, sans eux l’auteur-compositeur-interprète basé dans Le meilleur de Jean-Louis Murat dans le Sancy n’aurait pu poursuivre son chemin discographique, ni régaler un peu plus tard les amateurs de chanson française élégante avec des œuvres aux vertus intemporelles teintées de folk, de blues, de pop et-ou de rock. On pense alors aux incunables présents sur la version classique du Best Of…, des compositions appelées à traverser les années sans prendre de rides comme Foule Romaine, assurément l’une de ses plus belles chansons – extraite du Moujik Et Sa Femme, en 2002 – et une sorte de tube parfait au texte mystérieux et subtilement sexuel interprété d’une voix de velours. Et encore, on passe sous silence la mélodie, qui se grave instantanément – et pour toujours – dans un coin de la tête. De dix ans son aîné, Le Lien Défait, présent sur Le Manteau De Pluie (1991) est quant à lui tout simplement bouleversant – une écoute en boucle ne saurait en pervertir la beauté –, c’est un hymne de rupture rêvé, riff de guitare à l’appui, pour illustrer cette citation de Hugo : “La mélancolie, c’est le bonheur d’être triste”. […]
[…] En bonne place également sur le Best Of, J’ai Fréquenté La Beauté : le titre, clin d’œil à Arthur Rimbaud, résume presque tout Murat. Cet imparable single de Babel, Murat et feu son ami multi-instrumentiste Christophe Pie – alors batteur du Delano Orchestra – l’avaient curieusement pris en grippe, selon ce dernier, à sa sortie en 2014, sans doute à force de le jouer pour la promo du disque. Véritable petit chef-d’œuvre, très pop et accrocheur, J’ai Fréquenté La Beauté aurait pourtant mérité de passer en boucle en radio et à la télé. Autre ritournelle superbement écrite et bâtie pour se métamorphoser en tube chez les
âmes sensibles aux amours contrariées, Tout Est Dit, dont l’immédiateté mélodique lançait parfaitement Vénus en 1993. Comme souvent à ses débuts, Murat endosse un costume taillé sur mesure d’“amoureux nostalgique” à défaut d’être solitaire, et il faut bien avouer que cette vulnérabilité dévoilée sans fard a tout pour faire se serrer le cœur. Et puis, impossible d’oublier le titre inaugural de Dolorès (1996), Fort Alamo, une de ses compositions cultes, un morceau d’anthologie d’obédience folk trip-hop que l’on se souvient avoir découvert en direct à la télé sur Canal + dans un live de l’émission Nulle Part Ailleurs, via une version rock interprétée en rang serré avec le groupe féminin Subway et Denis Clavaizolle à l’orgue.
Quels que soient le panthéon personnel et les goûts de chacun, on ne peut que constater l’insolente richesse du répertoire de Jean-Louis Bergheaud. Le Best Of personnel et subjectif proposé ici est ainsi une sorte de porte d’entrée dans le très riche répertoire de Murat, il est constitué de morceaux qui s’intègrent souvent dans des albums eux-mêmes très réussis. Et qui gagnent à être écoutés dans leur intégralité, en vinyle si possible – le support préféré de l’artiste qui les a fait paraître –, car il a été apporté un grand soin à l’ordre des chansons lors de la réalisation des disques. C’est donc mieux de les appréhender dans l’ordre initialement prévu par le principal intéressé. Un peu plus loin, certaines de ces œuvres cultes font d’ailleurs l’objet de coups de projecteur, le temps d’une sélection forcément subjective parmi une discographie pléthorique forte de trente et un albums, si l’on compte les disques live. […]
Interview de Bernard Lenoir
Quand je suis revenu à la radio en 1989, j’avais une émission sur Europe 1. Jean-Louis venait de sortir Cheyenne Autumn, et je suis resté scotché par ce disque. J’avais en tête de faire des sessions à la radio, des concerts en direct. J’ai fait chier tout le monde à Europe 1 pour organiser ce qui allait devenir les Black Sessions plus tard. Je voulais faire un concert de Murat en live à la radio, c’était la première session que je tentais. Le problème c’est que j’avais déjà passé plus de quinze ans à France Inter et là-bas il y avait un outil hyper performant pour les concerts : des studios, des cars régie, des ingénieurs du son exceptionnels… Mais à Europe 1, ils ne savaient pas faire ça et bien que Patrice Blanc-Francard, qui était directeur des programmes, m’ait promis monts et merveilles pour les sessions, quand Murat s’était pointé, ça avait été une catastrophe. C’était nul, il n’y avait pas de quoi faire un concert digne de ce nom, surtout avec Jean-Louis, qui était très soucieux lui aussi de faire du live de bonne qualité. C’est à cause de ça que j’ai claqué la porte d’Europe 1, je leur ai dit : “Vous êtes trop nuls, puisque c’est comme ça, je me casse !” À 17 heures, j’ai prévenu Blanc-Francard que je partais et à 21 heures je n’étais pas à l’antenne. Tu vois que Murat a eu une incidence assez phénoménale sur ma vie, puisque j’ai changé de direction ! C’est grâce à lui, à cet incident, que je suis retourné à France Inter, où Pierre Bouteiller m’a accueilli à bras ouverts. […]
[…] Comme je le disais, j’ai connu Jean-Louis avec cet album remarquable qu’est Cheyenne Autumn. Et avant même de croiser le mec, j’ai senti une affinité avec ce disque, il y avait une sensibilité qui me touchait énormément. J’ai commencé à beaucoup programmer le disque à l’antenne et puis j’ai très vite rencontré le bonhomme. Et là le phénomène s’est accentué, j’ai été séduit : non seulement l’artiste dont j’écoutais la voix sur disque me touchait, mais en plus le mec avait du charme, il était sensible et j’aimais son côté provoc, rebelle. Il y avait une communauté d’esprit avec lui, il y avait quelque chose qui nous rapprochait, c’est comme ça que l’histoire a commencé. Ce qui me plaisait chez lui c’était son hyper sensibilité, quelque chose qui relevait d’une profonde mélancolie. Je suis un peu dans ce schéma-là, je suis quelqu’un d’introverti, de réservé, assez mélancolique également, donc ça matchait à 100 %. Et puis son côté insoumis, que j’ai découvert quand je l’ai rencontré, m’a plu. Son côté « Le showbiz, vous me faites chier ! Les Parisiens, idem ! Vous êtes tous à côté de la plaque, vous ne comprenez rien à rien ! », ça m’allait : je partageais tous les constats qu’il faisait sur le métier. […]
[…] J’étais très fan du Murat des années 1990, Cheyenne Autumn, Le Manteau de Pluie, Dolorès, Mustango… Je me souviens plus des titres de chansons que des albums, comme je devais choisir des morceaux à passer dans mon émission de radio. De tête, dans ce qui m’avait vraiment accroché, il y avait évidemment Le Troupeau sur Cheyenne Autumn, Le Garçon Qui Maudit Les Filles, sur le même album, avec un côté un peu bossa-nova, L’Ange Déchu, toujours sur le même disque, mais aussi bien sûr Le Lien Défait sur Le Manteau De Pluie. Pour moi, ce dernier titre, c’est son chef-d’œuvre, c’est très sombre comme chanson, mais c’est magnifique. Sur Dolorès, j’aimais beaucoup également Aimer et Le Train Bleu. Comme j’avais vécu ce qu’il raconte dans ce dernier morceau, ça me bouleversait, c’était relié à des choses très personnelles. […]
[…] Des émotions, j’en ai ressenti beaucoup en écoutant de la musique dans ma vie, mais des chanteurs français qui allaient chercher des émotions aussi profondément, il n’y en avait pas tant que ça. Il y avait Murat, Barbara et Léo Ferré. C’est de ce niveau-là. Jean-Louis faisait partie des artistes qui vous mettent la chair de poule. Quand je réécoute Bashung, que j’aime beaucoup, ou Souchon, qui sait écrire lui aussi, ça ne me bouleverse pas à ce point-là. Si on se met à écouter vraiment Murat, il y a toujours quelque chose à en retenir. Il était assez génial et totalement unique je trouve. Ce qui m’a marqué et ce qui me revient immédiatement en tête quand je pense à lui, c’est son regard. Il avait déjà un charisme pas possible, mais quand il plantait son regard dans le tien, il se passait un truc ! Tu sentais qu’il y avait quelque chose de différent, d’inexplicable et que ce mec était hors normes !