
J’avance le départ d’une journée, je quitte à la hâte la maison du Radar à côté du sémaphore dans les hauteurs de l’île de Porquerolles. Depuis le Cap d’Arme, je prends le temps de saluer, comme chaque matin, l’étendue bleue qui s’allonge et scintille —sans doute jusqu’aux côtes africaines. Malgré la lourdeur du sac, je descends en courant les premiers lacets, coupe à travers les champs d’oliviers. Après des jours de retranchement, je découvre, stupéfait, une foule imposante dans les rues du village, au bout de la jetée, la navette Archipels II attend ses voyageurs. Très calme à la sortie du port, la mer soudain se creuse, balancements, crêtes blanches au sommet des vagues, visages couverts d’embruns, chacun se replie à l’intérieur. Malgré la houle, je reste sur le pont à l’arrière, à l’abri néanmoins des rafales d’eau. Le ferry dépasse la pointe du Langoustier, la verdure des lentisques et des chênes liège relève les roches aux teintes fauves; bientôt les falaises inclinées, marbrées par des traînées de quartz, les dentelures du rivage, les dalles polies, l’éclat du fort Sainte-Agathe encadré par les bois de pin, mes paysages familiers s’évanouissent. Je ne suis pas seul à braver l’élément marin, je sors le vieux Rolleiflex, la ligne d’horizon ne cesse de vaciller, par chance deux soeurs prennent place dans le cadre. Dans mes écouteurs, la dissonance à peine appuyée et cristalline d’une guitare, le timbre lui aussi familier, profond, un peu paresseux, du chanteur américain adoré depuis les années adolescentes. Balade aux accents pop faussement légère, divagation ensommeillée et rêveuse qui frôle l’hypnotisme — Hypnogram, le morceau porte bien son titre et suscite l’introspection. Je l’écouterai trois fois d’affilée, presque le temps de la courte traversée et ses paroles au départ étranges s’accorderont au moment, à son éclat, à son flottement bien sûr, à sa mélancolie aussi. Le narrateur semble endormi dans un train, en plein rêve lucide, à qui s’adresse-t-il, à quelle fille, des bras se tendent, des signes, une voix sont espérés; le rythme de la chanson, avec la batterie métronomique de Jem Doulton et la basse de Debbie Googe échappée de My Bloody Valentine, épouse celui du voyage à faible allure, les clairs de lune se reflètent sur un lac quand l’éclat du ciel méditerranéen aveugle mes yeux. Une des deux soeurs, blondeur et accent nordique —enfin c’est ce que je présume car les mots qu’elle prononce se perdent dans le vent et le fracas des vagues— se lève, fouille dans son sac, extrait un vieil appareil argentique semblable au mien, tourne son visage vers moi, aperçoit le Rolleiflex, sourire de connivence. Elle se tournera plusieurs fois, je n’oserai jamais déclencher. Il y aura un salut de la main sur le port de Giens, le sourire sera cette fois plus mélancolique, la voix vaporeuse de Thurston Moore tournera encore, c’est le dernier jour de l’été.