Si beaucoup d’entre nous sont devenus avec le temps familiers de la Movida, peu savent qu’au début et au mitan des années 1990 la scène indépendante espagnole a connu une effervescence assez folle, où le bruit, les mélodies, les structures indie, la techno intelligente et la mélancolie fricotaient avec candeur et insouciance… Un joli projet de livre de photos a pour ambition de rappeler tout cela.
Madrid, le printemps ou l’automne 1997. La date reste en suspens, le lieu, lui, est évident. Posée sur la table du salon de l’appartement qu’occupe en plein cœur de Malasaña, Ana D – une femme si grande qu’on n’aurait pas assez de plusieurs vies pour raconter la sienne –, se trouve cette pochette Kodak pour ranger des photos d’un autre temps. Elle est vide mais il y est inscrit un slogan publicitaire qui a frappé notre imaginaire : Por poner color a tus recuerdos (Pour mettre de la couleur dans vos souvenirs)… Elle a d’ailleurs à ce point frappé notre imaginaire que cette phrase se retrouvera dans les remerciements de ce qui deviendra le dernier album de Spring – son titre The Last Goodbye n’avait pas été choisi au hasard. C’était d’ailleurs pour l’enregistrer que le groupe était dans la capitale espagnole – cela étant, le groupe passait beaucoup de temps dans la capitale espagnole depuis deux ans car il avait signé sur un label du coin, Elefant Records, dirigé par un couple de passionnés, répondant aux prénoms de Luis et Montse. Et ça tombait bien : de mon côté, j’accompagnais souvent le groupe…
Madrid, les derniers jours de l’hiver 1995. La date, cette fois, ne fait aucun doute. Le lieu non plus : en plein cœur de Malasaña (décidément), rue San Vicente Ferrer, devant un club baptisé Maravillas, épicentre de la scène indie qui n’allait plus tarder à être en pleine effervescence. C’est là que j’ai rencontré Nathalie Paco, une Française qui avait posé à Madrid ses valises et un peu plus – elle y réside toujours aujourd’hui. Elle tenait le stand à l’entrée du Maravillas, où se vendaient tee-shirts et disques des labels locaux. Surtout, elle photographiait tous les groupes qui y jouaient, qu’ils soient de là-bas ou d’ailleurs. Moi, je ne jouais de rien, je n’avais même pas le permis de conduire mais j’avais roulé toute la nuit dans la voiture louée par Spring, qui venait présenter son premier single, Something Beginning, le temps de deux concerts madrilènes. À la même affiche, il y avait un soir les Sévillans de Sr Chinarro, une formation menée à la baguette par Antonio Luque, un gars au charisme assez désarmant et à l’accent andalous à couper au couteau, le genre de type à ne pas être du genre à faire les choses comme on pense qu’il faudrait les faire. Et ce soir-là, c’est exactement ce qu’il avait fait : il avait débarqué flanqué de trois musiciens avec lesquels il n’avait jamais répété et n’avait interprété que des morceaux inédits – qui je crois le sont restés… Nous n’étions pas nombreux, mais qu’importe, nous étions fascinés – Luis, Montse, les autres et moi – et Nathalie était là pour immortaliser le moment. Cette photo – qui ouvre cette collection décousue de souvenirs diffus – en est une parmi tant d’autres que l’on retrouvera dans un beau livre (c’est un projet participatif, le lien est en fin d’article) qui se chargera de rappeler la ferveur, l’insouciance, la passion de ces années-là à cet endroit-là.
Car à cette époque, et depuis le début des années 1990 (depuis la tournée Gira Noise de 1992), l’Espagne va, pour la deuxième fois de son histoire musicale, réinventer une scène indépendante. La première fois, c’était à peu près dix ans plus tôt et la scène en question – flamboyante et sans interdit, prête à brûler la vie et surtout la nuit par les deux bouts – faisait partie d’une révolution culturelle liée à la fin d’un cauchemar, le franquisme, et au début de l’espoir. À la charnière des années 1970 et 1980, avec sa dimension pluridisciplinaire (photographes, cinéastes, dessinateurs sont aussi de la partie…), la Movida s’en est tenue à une ville, Madrid, où les groupes se multipliaient, embrassaient les tendances du moment (new-wave, gothique, electropop), chantaient dans la langue de Cervantes et s’associaient parfois pour créer des structures indépendantes. Avec cette grande sœur dans leur rétroviseur, les acteurs de la « résurrection indie » de la toute fin du XXe siècle ont bénéficié de ces points d’appui – ils étaient d’ailleurs tous fans déclarés d’Alaska ou Décima Víctima, de Gabinete Caligari ou Derribos Arias. Mais cette fois, si le mouvement est uniquement musical, il est d’ampleur nationale. Alors, ils viennent de Gijon (Penelope Trip, fans de Felt et The Jesus And Mary Chain pour résumer, ou Manta Ray, fan de…), de San Sebastian (la douceur élégante du Donosti Sound, emmenée par Le Mans, Family et La Buena Vida), d’Andalousie (Chinarro, donc, mais aussi le label El Colectivo Karma ou les futurs superstars Los Planetas), de Madrid (les labels Elefant, Siesta, Acuarela, Jabalina et un paquet de formations, beaucoup d’entre elles météoriques), de Majorque (The Frankenbooties !), de Barcelone, de Bilbao, de Vigo… Certains préfèrent créer labels ou fanzines (et parfois, les deux en même temps), lancer des magazines – le mensuel Spiral, pour lequel Nathalie fera office de photographe presque officielle –, des émissions de radio ou tout ce qui pouvait de près ou de loin avoir un lien avec la musique. C’est l’esprit Sarah Records un peu partout, c’est l’impétuosité d’une jeunesse qui n’a pas connu les années noires (ou à peine). En quelques mois, ces jeunes gens – qu’on finira par surnommer les… “modernos” – transmettent leurs passions à la nation. Quatre d’entre eux imagineront le festival de Benicassim alors que le Maravillas – une salle qui ferait passer le Gibus parisien pour l’Accor Arena – continuent d’accueillir les groupes qui rêvent du quart d’heure warholien. Aux premières loges donc, Nathalie a vécu et immortalisé tout ça, les festivals qui naissent un peu partout, les groupes britanniques et américains qui sont considérés comme des demi-Dieux (Radiohead, Pavement, Ride, Stereolab…), les soirs avec pas grand monde, les soirs où la file d’attente remontent jusqu’au métro Bilbao (ou peut-être était-ce Tribunal ?)…
Por poner color a tus recuerdos, donc… Alors oui, et même si de nombreuses photos seront ici en noir et blanc, ce livre permettra à certains d’entre nous de raviver quelques très jolis souvenirs – et là, comme ça, c’est l’arrivée à Barajas alors que je porte un tee-shirt Stereolab (logo argenté sur fond bleu presque nuit), la première discussion avec Luis et Montse et cette impression qu’on se connait depuis toujours ; ce sont les “retrouvailles” avec John Moore et ses chansons qui adorent le noir (pour sortir le soir), les discussions à bâtons rompus avec Jesus, Victor, Joako, la première édition du Festival de Benicassim sous un soleil de plomb, la couve des Mary Chain pour Spiral dans le bureau exigu, le dernier concert de Ride avant la reformation du XXIe siècle, Stephen Pastel qui m’aborde dans le hall de l’hôtel parce que je porte un tee-shirt Denim, la rencontre avec Joan, les néons du Red Bar, le Theremine de Corcobado… Mais ce livre, c’est aussi (et surtout) le témoignage subjectif offert par l’objectif de Nathalie et par les mots des principaux intéressés au sujet d’une période un peu folle et dégingandée, où les verres s’entrechoquaient au rythme des sourires et des rires, où les chansons sonnaient toutes comme des hymnes générationnels – en tout cas dans nos têtes. Une période où tout semblait possible. Surtout l’impossible.