Dès Lovesong to Ekalavya, « prologue » qui ouvre Kshatrya, enregistrement d’Igor Wakhevitch datant de 1999 et revisité pour le label Transversales (Jonathan Fitoussi et Sebastien Rosat), c’est l’omniprésence du matériau modulaire et analogique qui s’impose tout particulièrement. Rien de très étonnant pour ce pionnier français de l’usage des synthétiseurs ARP2600, Moog et AKS, proche du Groupe de Recherches Musicales (GRM), de Pink Floyd, Soft Machine ou de Jean-Michel Jarre : il s’agit bien ici, avec l’exaltation caractéristique des grands défricheurs, d’aborder ces zones du psychédélisme électronique qui s’ouvraient alors à l’exploration. Aux côtés de Tangerine Dream, du Morton Subotnick de Silver Apple Of The Moon ou encore du Terry Riley période Les yeux fermés, le travail de Wakhevitch évoque ce moment si singulier de la musique de la deuxième moitié du XXe siècle au cours duquel esthétique planante et recherche avant-gardiste ont convergé. On peut évoquer à ce propos ses grands disques de la décennie 70, Logos, Docteur Faust ou Nagual, comme modalités fondamentalement hallucinogènes du langage pop expérimental. Et avec Kshatrya, c’est en quelque sorte de la continuité d’un geste dont il peut être question : approfondir les principaux syntagmes d’un genre pour les porter à une forme d’achèvement. « (…) proposer des paysages audio-mentaux, des images sonores », comme le déclare Wakhevitch dans un entretien.
Et c’est à l’évidence ce qui frappe à l’écoute de Kshatrya. La dimension narrative et visuelle y est immédiatement perceptible. Le disque est en effet construit comme une variation autour du Mahabaratha, l’un des grands textes sacrés de l’Inde Ancienne, tissant un réseau fascinant de correspondances entre les différents motifs du récit mythique. On pense ici au Popol Vuh d’Aguirre : même propension au croisement du futurisme et du théologico-mystique. Mais aussi à toute une tradition qui fait signe en direction du surréalisme, comme a pu d’ailleurs en témoigner une collaboration de Wakhevitch avec Dali – Être dieu, en 1974, auto-qualifié d’ »opéra-poème ».
Aussi, la progression de Kshatrya renvoie à cette figure de la mise en récit du donné sonore, de sa fictionnalisation, qui est précisément l’une des grandes caractéristiques de ce couplage surréalisme/psychédélisme. Mais ceci en évitant l’écueil de l’ésotérisme bas de gamme, pour lui substituer le modèle du nouage du mythique et de l’événement historique. Wakhevitch l’indique dans les notes qui accompagnent Kshatrya, c’est par l’évocation de la manière dont l’histoire peut venir heurter le récit familial – la déportation à Auschwitz-Birkenau de sa grand-mère maternelle – que la mobilisation du mythe prend sa pleine signification. De fait, la fin du disque, par sa manière de convoquer ce nouage, est empreint d’une gravité et d’une profondeur qui peuvent faire penser aux méditations « post-exotiques » d’Antoine Volodine. Une référence littéraire qui nous permet ainsi de mieux saisir la véritable portée d’une œuvre comme celle de Kshatrya, fondamentalement aventureuse et méditative.