La quête obstinée de la beauté dans les marges. C’est le fil conducteur du travail d’archivage méticuleux conduit depuis plusieurs décennies par Numero Group et qui postule de manière plus ou moins implicite une égale dignité – non pas une valeur identique, c’est autre chose – de toutes les œuvres, y compris les plus négligées ou les plus apparemment mineures. Qu’il s’agisse de restaurer le catalogue d’un label R’n’B de troisième zone avec la même minutie respectueuse que l’on devrait à des bandes inédites exhumées des caves de chez Motown – les dizaines de volume de la collection Eccentric Soul – ou de traiter les plus obscurs des pressages privés rescapés des greniers des songwriters amateurs du début des années 1970 à l’égal du Blue (1971) de Joni Mitchell – la série des compilations Wayfaring Strangers : il y a à la fois quelque chose d’attachant et d’un peu agaçant dans cette conduite éditoriale où le ce souci permanent de l’exhaustivité semble l’emporter sur la nécessité du choix franc et tranché, dans cette volonté de compléter l’histoire des sous-cultures locales dans leurs moindres détails, sans prétendre forcément à la réécrire à partir d’un point de vue esthétique sélectif et clairement assumé. Parfois, les méandres labyrinthiques de ces rééditions sont trop tortueux pour qu’on éprouve l’envie de s’y perdre : après tout, pour qui n’a pas vocation à l’écoute savante ou documentaire, le temps d’exploration des détails secondaires et des notes de bas de page de l’histoire n’est pas extensible à l’infini. Mais, il arrive aussi que ce refus de principe de toute sélection préalable trop rigoureuse magnifie l’écoute et les redécouvertes.

Il en va ainsi de la réédition récente consacrée à Will You Find Me, le quatrième album d’Ida, à l’occasion de son vingt-cinquième anniversaire. Et qui offre à cette très obscure formation américaine indie dont les œuvres se sont étalées confidentiellement sur les décennies 1990 et 2000 un mausolée d’une ampleur presque démesurée, et qu’en toute rationalité on pourrait croire réservée aux seuls jalons les plus incontestables de l’histoire du rock. Quatre volumes pour l’édition vinyle, cinq pour le coffret CD et qui adjoignent aux quatorze titres de l’album original pas moins de quatre-vingt-neuf morceaux supplémentaires, soit l’intégralité de tout ce que le groupe a enregistré, en studio ou en sessions radio, entre 1997 et 1999. D’expérience, on croit savoir que ce genre de rétrospective, généralement bien trop copieuse pour être digeste, n’offre que peu de plaisirs durables. On écoute une fois ou deux, par curiosité, avant de regretter l’investissement en observant l’accumulation inexorable des couches de poussière sur cet objet musical incongru qui n’en finit plus d’agoniser sur l’étagère. Oui, mais non. Pas cette fois-ci. Le récit au long cours et qui s’étend donc d’un volume à l’autre est suffisamment passionnante pour tenir en haleine, bien au-delà des plaisirs éphémères d’une première écoute superficielle.

« Nous étions un peu comme Fleetwood Mac ou The Kinks, mais sans l’argent, les tubes ou la cocaine. » C’est ainsi que Daniel Littleton résume la situation du groupe lorsque commence la partie de son histoire qui est ici déployée. En 1997 donc, Ida est devenu une affaire de familles. Le couple fondateur – Daniel Littleton et Elizabeth Mitchell, présents depuis les origines en 1991 – a été rejoint par la section rythmique constituée par le frère de Daniel, Michael et sa compagne Karla Schikele. Autour de ce noyau, plusieurs autres formations ont commencé également à graviter à distance plus ou moins intime : Beekeeper, le groupe de Karla et de son frère Matthew ; Liquorice créé par Daniel et la chanteuse de Tsunami, Jenny Toomey qui codirige Simple Machines, un label d’Arlington en Virginie sur lequel ont été publié les trois premiers albums d’Ida. Les amis ne sont jamais très loin : Tara Jane O’Neil, Low – en première partie desquels Ida tourne régulièrement. Tous semblent partager une même volonté de se détacher progressivement de leurs racines punk communes pour cheminer vers une musique plus lente, plus épurée, dans laquelle l’intensité naitrait davantage des respirations et du silence que de l’accumulation des décibels. Au sein de cette scène – et plus précisément de son pôle new-yorkais – Ida grandit, progresse et finit par attirer l’attention de Gary Gersh – l’homme qui a signé Sonic Youth et Nirvana chez Geffen – qui leur ouvre en 1997 les portes de Capitol et les moyens, quasi-illimités pour un groupe de cette dimension, d’enregistrer leur quatrième album dans des conditions qui ne se refusent pas, en dépit des craintes justifiées et clairement exprimées par le groupe, d’un décalage impossible à combler entre les attentes d’une major et une musique bien trop délicate pour se vendre massivement. De fait, la suite et la fin de l’histoire sont tristement banales : trois ans plus tard et quatorze studios plus loin, Gersh a quitté Capitol qui refuse finalement d’assurer la sortie commerciale de Will You Find Me, faute d’y discerner de potentiels succès diffusables en radio. En désespoir de cause, le groupe finit par publier l’album sur Tiger Style. Tout ce qui s’est déroulé entre l’esquisse d’une opportunité saisie et la conclusion, tragique et inévitable, d’un malentendu annoncé est donc contenu dans ces quelques volumes foisonnants, passionnants et densément garnis des entrelacs de plusieurs histoires, intimes et artistiques.
Alors que les première sessions d’enregistrement commencent à peine à s’organiser, le père de Daniel et Michael Littleton tombe gravement malade. Pendant les quelques mois qui précèdent son décès, le groupe s’installe avec son matériel dans la maison familial et alterne entre les soins à domicile et le travail musical. Paradoxalement, ce contexte douloureux n’entrave en rien la productivité du groupe. Il semble même imprégner quelques-unes des compositions esquissées pendant cette période, notamment Down On Your Back pour laquelle Littleton raconte s’être inspirée des compositeurs de jazz favoris de son père, Bill Evans notamment. Une fois passé le temps du deuil, le groupe se pose alors pour la première fois de son existence la question du choix du producteur et du studio. Pendant presque deux ans, Ida profite pleinement du budget très inhabituel pour passer d’une console à une autre – entre dix et quinze studios au total selon les souvenirs pas toujours convergents des principaux intéressés, des plus luxueux aux plus lo-tech, balançant entre le raffinement et l’épure. On aurait pu craindre que les résultats de ces pérégrinations portent, au final, les stigmates des hésitations et des revirements multiples. Il n’en est rien. Will You Find Me, dans sa version originale, est quasiment parfait. Notamment parce que le travail sur les harmonies vocales – le point fort du groupe – y est poussé à un degré de finesse et d’élégance rarement entendu sur les autres œuvres du quartette. Et rarement entendu tout court. L’intrication des voix féminines et masculines rappelle souvent une version de Low dépouillée d’une partie de sa dramaturgie solennelle – Maybelle, This Water : du très haut niveau dans le lacrymal. Ou parfois Everything But The Girl qui se serait plongé dans le répertoire lent et biscornu de The American Analog Set. Ou Mark Hollis, dont l’influence est omniprésente et qui fût un temps pressenti comme producteur avant que des contraintes de calendrier n’empêchent le groupe d’accomplir ce fantasme. L’album se suffit donc à lui-même, amplement ,et on pourrait s’en contenter. Tout ce qui l’entoure et le complète n’est pas pour autant superflu ni anecdotique. Parfaitement lucide sur la précarité de sa situation privilégiée, Ida semble avoir tout organisé pour profiter pleinement des ressources offertes par ses mécènes éphémères. Au fil des digressions et des sessions supplémentaires, on entend un groupe qui cherche, farfouille, explore sans pour autant perdre ni l’esprit ni le fil. Il y a du déchet, inévitablement, mais très peu. D’abord parce que les récits parallèles qui s’esquissent sur les volumes deux et trois offrent à entendre des alternatives crédibles et intéressantes aux versions finalement retenues de certains morceaux bien davantage que des brouillons – les instrumentaux de The Radiator ou Better Days par exemple, qui laissent transparaître une forme de minimalisme poétique digne de Tenniscoats. Ensuite parce que, mois après mois, Ida a prudemment accumulé bon nombre de titres supplémentaires, anticipant les temps à venir de vaches moins grasses. Plusieurs finiront par apparaître plus tard, dans d’autres versions, sur des albums ultérieurs. Certains étaient demeurés inédits, et notamment ceux qui, rassemblés sur le quatrième volume, étaient destinés à nourrir ce projet un peu absurde d’album de reprises intitulé Don’t – et donc uniquement constitué de chansons dont le titre commence par cette même injonction négative. C’est amusant, mais pas seulement, par exemple quand on tombe sur une magnifique réinterprétation des Beach Boys (Don’t Talk, Put Your Head On My Shoulder) ou de Neil Young (Don’t Cry No Tears). Bien plus cohérente qu’on aurait pu l’espérer – à la fois dans la conception de chaque volume complémentaire comme autant de playlist destinées à prolonger le plaisir initial de l’écoute, et dans la constance presque sans faille de la qualité de ce qui est présenté – cette réédition aux dimensions totalement déraisonnables propose donc de manière très intelligente plusieurs chemins pour parcourir une même œuvre : du plus court au plus long, tous sont – pour une fois – tout aussi ravissants.