Comme toujours, dans ces cas-là, on commence par parler d’albums solo. « C’est pas faux », comme dirait l’autre, histoire de laisser entendre que l’on a, justement, rien compris d’essentiel. Plus que jamais, l’expression apparaît comme une commodité de langage qui ne restitue rien d’exact, ni de vraiment fidèle au contenu des deux œuvres ou à l’intention manifeste qui les anime. Deux membres émérites de The Coral ont, certes, publié coup sur coup deux albums estivaux signés de leurs noms propres. Pourtant, à les écouter, il semble difficile d’y entendre les velléités de ruptures et d’émancipation communément associées à ces prises d’autonomie discographique.
Rien ici ne détonne radicalement avec l’univers mélodieux et familier d’un des plus grands groupes du XXIème siècle. Nulle part on ne relève la trace du souci – légitime parfois, ce n’est pas la question – de s’abstraire de la discipline implacable du collectif pour aller expérimenter à sa guise des sonorités inadaptées au ronron de la maison commune. Pas le moindre résidu complaisant de ces batailles d’egos qui conduisent – c’est souvent malheureux – les seconds rôles rembarrés par leurs leaders à balancer d’un seul coup les quinze b sides proposées en réunion avant d’être impitoyablement éliminées. Pour ce qui est de la dissidence au sein de The Coral, Bill Ryder-Jones s’est assez brillamment chargé de l’affaire depuis plus de dix ans et c’est de tout autre chose dont il est ici question.
Entre le collectif et le personnel, demeure donc une forme de continuité qui n’exclut pas pour autant l’expression singulière et les nuances d’interprétation. Conformément à la célèbre définition de l’Amour donnée par Saint-Exupéry – et qui orne si souvent les tapisseries égarées sur les buffets ou dans les toilettes des vieilles maisons de campagne – les membres de The Coral semblent nourrir suffisamment d’affection ou d’estime bienveillante les uns pour les autres pour éviter le face à face avec leurs nombrils respectifs et regarder plutôt, chacun à sa manière, dans la même direction. Pas besoin d’être grand clerc pour deviner, une fois encore, sur quels horizons leurs œillades se posent. Le décor est familier, omniprésent, balayé avec la prunelle fière des héritiers assumés : Liverpool, toujours, et ses traditions musicales presque endémiques, où les lointains horizons des côtes américaines se dessinent parfois, autant comme un imaginaire fantasmé que comme une vision réelle. Le passé musical – Beatles, Echo, Shack et tutti quanti – n’est même plus, à proprement parler, une référence : il fait depuis longtemps partie intégrante de l’environnement immédiat et des éléments qui le compose dans cette ville où le temps semble se confondre avec l’espace. Tant et si bien qu’on ne sait plus très bien si ces deux albums magnifiques sont rétro ou simplement locaux.
Les deux compères – qui se sont mutuellement invités pour quelques participations croisées – livrent deux interprétations à la fois différentes et complémentaires de ces traditions. Drifter’s Skyline semble tout entier imprégné des brumes et des fumées du front de mer qui estompent l’écho des guitares et les contours des mélodies. Les chansons s’y promènent dans cet entre-deux de lumières claires-obscures et de tonalités où la mélancolie majeure côtoie les tensions en mineur. Tout droit sortie d’un imaginaire californien, les ballades aux accents country – Over The Moon, Jokerman – côtoient quelques morceaux aux atmosphères nocturnes que l’on croirait tout droit sorti du répertoire des Bunnymen – Spirit Plane, ou LE morceau qu’aurait dû songer à composer Ian McCulloch depuis dix ans plutôt que de chercher à dissimuler sa calvitie.
De son côté, Paul Molloy propose une projection toute différente sur la même toile de fond. Après une brève entrée en matière instrumentale – Phantasmagoria – où l’on sent presque planer l’ombre d’une menace cauchemardesque – on entend sonner un réveil qui laisse resplendir une lumière, étincelante et multicolore, qui ne cesse d’irradier ensuite dix popsongs mélodieuses et psychédélisantes, d’un classicisme irréprochable. Comme beaucoup d’autres avant lui – Beatles inclus- l’ex-guitariste des Zutons émaille ses compositions d’innombrables références suggestives, visuelles ou musicales, au passé britannique et à ses mythologies les plus inspirantes, du music-hall à la gastronomie délicieusement immangeable en passant par les vestiges impériaux. C’est à la fois son sens toujours déroutant de la fantaisie et la richesse inépuisable de son talent de mélodiste qui le maintiennent en équilibre précaire au-dessus du bourbier des stéréotypes. Dans lequel il ne sombre jamais. En témoignent par exemple le très kinksien The Return Of The Cherry Pie que l’on se surprend à fredonner dès la première écoute ou Hey Ho ! Jack Of Diamonds, rencontre totalement inattendue mais parfaitement réjouissante entre Echo & The Bunnymen – encore et toujours – et The Monkees. Pour ces deux moments de grâce, tout aussi indispensables l’un que l’autre, on leur lance, of course, un immense Mersey.