« Sauve moi, sauve moi, sauve moi,
de cette machine infernale' »
Où la décennie 80 n’en finit jamais avec son histoire, écrite, réécrite, visée, révisée. Ce coup-ci, c’est le digger britannique John Kertland – sa maison de disques s’appelle CTR comme Caroline True Records – qui la raconte à sa manière via Histoire de coeur, compilation thématique où sont rassemblées une dizaine de chanteuses. Sorties de l’obscurité grâce à leurs chansons synthétiques, elles pratiquent leur art à la croisée des chemins new wave, europop, italo disco, variété voire French boogie (rappelez-vous les deux beaux livres d’histoire de la maison Born Bad).
On est d’abord étonné par l’homogénéité des productions proposées, comme une véritable vaguelette aspirant à la gloire des hit-parades radiophoniques, entre deux eaux, amateurisme éclairé, provincial et sommets parisiens couverts de platine, d’argent, d’or. Car si certains sons nous semblent familiers, il est aussi possible qu’on se soit perdus dans une géographie d’inquiétante étrangeté, tant ils se classent naturellement dans les cases classiques de l’époque, entre les œuvres de Stéphanie de Monaco, Desireless, Jeanne Mas, voire Lio, débutante (Vacances à deux de Kira). On pense aussi souvent à la cousine germaine Sandra qui dominait l’époque de la tête et des épaules, avec son élixir de tubes composés par son mentor de mari, le roumain Michael Cretu, ou à l’amie américaine Laura Branigan, des femmes qui vivent encore dans notre mémoire, dans la longue traîne du propre écho de leur voix.
Ces tubes à emploi unique dégagent une mélancolie gazeuse, contrebalancée parfois par des gadgets sonores, ritournelle entêtante ou arrangement idiot (le choriste faire-valoir masculin ou la voix de robot, par exemple) qui veulent attirer l’attention. La belle tenue de la compilation, sans déchet, avec des choses aussi étranges et très belles comme l’énergique et agité Poupée de Fabienne Stoko, notre préférée, déjà croisée sur le Pop Sympathie (2019), avec ses chœurs à la soviet’ qui nous rappellent étrangement Denim, ou Sur ma musique de Sonia, elle aussi présente sur la compilation Versatile (mais avec un autre titre) et ses jeux rythmiques des chœurs, souvent des refrains pop implacables. Si une telle initiative redonne envie de se plonger dans les bacs d’invendus des brocantes, elle souligne aussi la dureté de ce métier – beaucoup d’appelé.es, peu d’élu.es – qui n’a jamais empêché personne de tenter sa chance, ce grand loto de la vie musicale qui joue parfois des prolongations imprévues comme ici.
Sans transformer le plomb en or, ni se raconter des bobards, on peut écouter sans complexe et sans crise de chapelle, et raconter des courants, en illustrer les connexions, les croisements : on pourrait pousser en voyant dans les chansons de ses jeunes femmes débridées comme des matrices possibles de nos jeunes prodiges d’aujourd’hui qui s’amusent avec les sonorités d’antan comme Marie Delta, Bulie Jordeaux, Clara Le Meur ou les regrettées A Trois Sur La Plage, tout ce mouvement souterrain d’artistes qu’on s’était amusé à étiqueter sous l’autocollant « filles magiques ». Elles peuvent aussi plus ou moins se relier aux princesses actuelles des streams comme Clara Luciani ou Juliette Armanet, et leurs amies décorées, par cette douceur d’apparence un peu distante et froide qui embrasse pourtant les foules de festivals. Si toutes ont intégrées des valeurs plus féministes d’indépendance, si leur registre est plongé dans une sorte de politique de l’intime évidemment plus contemporaine – les années 80 avaient peu intégré les dessous plus sombres du fun, cette filiation n’apparaît pas hors de propos. C’est l’intérêt de ce genre de recueil, plus concentré que les flux de Nostalgie, moins cynique que les commentaires de Bide et Musique : tirer des liens affectifs, même en pointillé, entre un passé corrigé, un peu reconstruit et un présent prometteur, un peu déconstruit.