Henry Badowski, Life Is A Grand (A&M, 1981 – rééd. Caroline True)

Henry Badowski Life Is A GrandOn croit parfois connaître. Un peu, sans prétention. On se résigne même à ce que, au fil des ans ou des décennies, l’exploration maniaque et quasi-exhaustive des tréfonds des tiroirs de tous les catalogues les plus obscurs de l’histoire de la pop par d’innombrables labels d’archéologues en épuise inévitablement les ressources limitées. Après tout, comment la loi implacable des rendements esthétiques décroissants ne s’appliquerait-elle pas à l’exhumation de ces supposés trésors cachés qui finissent par décevoir, de plus en plus souvent ? Et puis, un beau jour, on tombe sur la réédition d’un album entier de 1981 dont on n’avait jamais – mais vraiment jamais – entendu la moindre note, dont on ignorait jusqu’à l’existence, et dont on n’attendait pas nécessairement autre chose qu’un vague intérêt documentaire et historique sur une période qu’on pensait labourée jusqu’à la roche. Pourtant, dès la première écoute, on ressort convaincu que cette passion musicale qui continue de mobiliser une part ridiculement excessive de l’existence – et de grever, au passage, les budgets dans des (dis)proportions totalement irrationnelles – n’est pas vaine puisqu’elle a permis de dénicher un album qui – c’est certain – restera tout prêt des oreilles et du cœur pour toute la vie à venir. Life Is A Grand est de cette trempe-ci et c’est presque miraculeux.

Henry Badowski / Photo : DR
Henry Badowski / Photo : DR

Avant même d’en évoquer le contenu musical, il y a l’histoire et le mystère tout autour. Ça ne fait évidemment pas tout. Mais ça compte. Et, manifestement, si un écrivain devait un jour inventer un personnage qui condense quelques-uns des aspects les plus passionnants de cette scène musicale londonienne de la toute fin des années 1970, il gagnerait à s’inspirer des péripéties de la non-carrière de Henry Badowski pour y puiser à peu près tout : les projets collectifs qui, en quelques semaines, basculent de l’enthousiasme initial à l’échec programmé, les occasions à moitié réussies ou totalement manquées, les tensions captivantes entre deux décennies et ces chansons émancipées, à cheval entre la modernité et la réhabilitation des modèles oubliés. Tout s’est joué ici en quelques petits tours – quatre fois quarante-cinq ; une seule fois trente-trois.  Et puis il s’en est allé, à vingt-trois ans. Il ne s’agit pas ici d’euphémiser une issue tragique : la formule doit s’entendre au sens le plus littéral. Confronté à l’insuccès de ce premier album, Badowski a baissé les bras et s’en est retourné à la vie civile : serveur dans un restaurant indien, agent d’hôpital puis archiviste à la BBC. Sa trace semble ensuite s’être perdu au milieu des années 1990 sans jamais plus se rapprocher du monde de la musique.

Chelsea (James Stevenson, Carey Fortune, Henry Daze et Gene October), 1977 / Photo : Elisa Leonelli
Chelsea (James Stevenson, Carey Fortune, Henry Daze et Gene October), 1977 / Photo : Elisa Leonelli

Au moment de la publication initiale de Life Is A Grand, Badowski n’est pourtant pas tout à fait un inconnu. Plutôt un second rôle. A la fin des années 1970, il apparaît régulièrement à l’arrière-plan dans les aventures de formations importantes. Rarement au bon moment, souvent en décalage : membre éphémère de Chelsea avec son camarade d’école James Stevenson, claviériste sur scène de Wreckless Eric, puis compagnon de route de Mark Perry – le fondateur du fanzine punk Sniffin’ Glue et d’Alternative TV – au sein de The Good Missionaries. Il remplace même quelques temps Lemmy à la basse dans The Doomed, cette incarnation fugace de The Damned, brièvement rebaptisé en 1978. A cette même période, il enregistre aussi quelques titres comme chanteur avec King – un groupe fondé par Captain Sensible et dont la durée de vie n’excède pas les deux mois à l’été de la même année, le temps de jouer cinq concerts et de finaliser une Peel Session au générique de laquelle figure Antipope, une chanson que les Damned rapidement reformés enregistreront l’année suivante sur Machine Gun Etiquette (1979). Tout cela le conduit donc à croiser la route du manager – et frère du batteur – de The Police, Miles Copeland qui publie un premier single sur son label Deptford Fun City, puis organise son transfert vers A&M – et I.R.S. aux USA – pour l’enregistrement de ce premier album en 1980.

En dépit de ce qu’auraient pu laisser craindre ses expériences préalables au sein des formations punks de la première génération, Badowski ne surjoue ici ni le chaos ni la fureur. Comme dans la plupart des très grands disques de cette période, la table sur laquelle les chansons sont ici disposées n’est pas rase, loin de là. Des quelques années qui ont précédé, la principale leçon qui semble avoir été retenue demeure plutôt la liberté totale d’entremêler, au fil de l’inspiration du moment, les références les plus hétéroclites, sans se préoccuper des entraves techniques ni d’une cohérence préétablie. Les sons synthétiques rudimentaires côtoient un saxophone à la Roxy Music ; aux comptines psychédéliques à la Lewis Caroll succèdent quelques instrumentaux – un à la fin de chaque face : Life Is A Grand, comme le générique d’un épisode inédit des Sous-Doués composé par Jacno et Rampant, où l’on croirait entendre un chat pataud se balader de long en large sur les touches d’un piano droit, accompagné par Andy Mackay dans le rôle du dresseur. D’un morceau à l’autre, les télescopages varient presque du tout au tout et les rapprochements entre les figures d’admiration familières se bousculent : Syd Barrett produit par Eno pour Henry’s In Love ou Silver Trees. Choc au sommet non loin de la plage d’Ibiza entre Kevin Ayers et Julian Cope pour Swimming With The Fish In The Sea. Collision entre Erasure et Television Personalities pour The Inside Out. Robyn Hitchcock réinterprétant Shot By Both Sides de Magazine pour Anywhere Else. On en passe – mais peut-on en concevoir réellement de meilleurs ? Le recul aidant, tout cela finit par constituer un jalon tout à fait captivant, voire essentiel, de la transition du post-punk vers l’indie-pop néo-psychédélique du milieu de la décennie suivante. Sorti sans doute un peu trop tôt – et certainement sur le mauvais label – Life Is A Grand mérite donc amplement l’intérêt et l’attention dont il n’a malheureusement pas bénéficié au temps de sa sortie. Et puisque, cette fois-ci, l’histoire a la décence de repasser une seconde fois le plat, n’hésitons pas à le déguster.


Life Is A Grand par Henry Badowski est sorti en 1981 sur A&M et vient d’être réédité chez Caroline True

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