Par quel disque appréhender un artiste ou un groupe ? Il est souvent coutume de préférer l’album au best-of. Pourtant, certaines de ces anthologies ont leurs propres lettres de noblesse, comme par exemple The Singles (1969-1973) des Carpenters ou l’incroyable Singles Going Steady (1979) des Buzzcocks. La question se révèle encore plus épineuse quand le groupe se nomme Guided by Voices et a sorti pas moins de trente-huit albums en presque autant d’années de carrière, dont deux disques cette année : Welshpool Thrillies et Tremblers and Goggles by Rank.
Le consensus semble alors s’orienter sur une trilogie formée par Bee Thousand (1994), Alien Lanes (1995) et Under The Bushes Under The Stars (1996). Ces disques constituent une charnière dans la carrière du groupe indie-rock américain de Dayton, Ohio. Le premier est une plongée aussi fascinante que déstabilisante dans la basse fidélité la plus complète, tandis que les deux autres voient le groupe se confronter à une maison de disques plus établie (Matador). Bee Thousand a une place particulière dans ce triptyque. Il est devenu depuis une des pierres angulaires du rock lo-fi. Le genre a certainement gagné en reconnaissance grâce à cet album. S’enregistrer soit même était déjà envisageable au début des années 90. Dès les années 60-70, certains musiciens tentent l’expérience. The Beach Boys, Todd Rundgren, Shoes s’y essaient, par exemple. Certains musiciens, tels que Daniel Johnston ou R. Stevie Moore, en deviendront même des figures tutélaires. Robert Pollard, le maître d’œuvre de Guided by Voices, en fait aussi certainement partie. Il a 37 ans quand Bee Thousand sort. Pas le perdreau de l’année, il est inséré dans la société et a une famille. Rattrapé par ses responsabilités, Pollard se lâche dans Bee Thousand. Le disque devait être un feu d’artifice avant une fermeture définitive, il fut surtout le début d’une véritable carrière professionnelle pour Guided by Voices.
Robert Pollard est un compositeur parmi les plus prolifique de sa génération, il a ainsi écrit plus de 1500 chansons. Celles-ci trouvent une forme idéale dans le lo-fi de Bee Thousand. Ni démos, ni définitives, elles ébauchent des choses grandioses et laissent à l’auditeur le soin de compléter les omissions. Pollard est le chef d’orchestre de sa bande de potes, parmi lesquels figurent à ce moment là Tobin Sprout, son frère Jim Pollard, Kevin Fennell, Mitch Mitchell ou Greg Demos. Il écrit la majorité du contenu de Bee Thousand mais contrairement à un Mark E. Smith (The Fall) cela semble ici plus détendu et moins autocratique. L’album enquille vingt morceaux en 36 minutes. Les titres ne dépassent que rarement les trois minutes et la moyenne tourne plutôt dans les deux.
Bee Thousand s’écoute alors comme un tout, les chansons se fondent parfois les unes dans les autres et rappellent certaines expériences de groupes psychédéliques britanniques des années 60. Car si Guided by Voices est un groupe par essence nord-américain, son référentiel doit beaucoup à d’autres cieux, ceux de la vieille Angleterre et sa mythique British Invasion. Les Beatles sont le plus souvent cités à raison, mais permettez nous d’y ajouter Syd Barrett et ses héritiers (les Soft Boys de Robyn Hitchcock en particulier) notamment sur la paire Her Psychology Today et Kicker of Elves. Guided by Voices a une appétence pour rendre le bancal et l’éphémère mémorables. Le groupe semble trouver le beau dans la poussière et le flou. Bee Thousand ressemble ainsi à une œuvre d’art brut. Ses qualités dépassent l’exécution et touche au viscéral. Pollard est un songwriter brillant, à l’ancienne, attaché aux mélodies. Elles prennent ici une forme inattendue, laissées en jachère, mais impossible de ne pas les entrevoir dans ce magma sonore. Cela différencie Guided By Voices de nombreux suiveurs : le groupe manipule la forme pour mieux souligner le fond. L’enregistrement DIY/lo-fi est ici une esthétique mise au service de très bonnes chansons. Le jemenfoutisme frise le génie tant c’est n’importe quoi. Dès le premier morceau (Hardcore UFO’s), la guitare disparaît de l’enregistrement selon une logique qui lui appartient. Cela donne le ton ! Pourtant, l’approche n’est pas une finalité en soi. Tous ces éléments rendent Bee Thousand unique et singulier. Chacun aura ses morceaux favoris. Parmi les classiques figurent Hardcore UFO’s, Gold Star for Robot Boy, The Goldheart Mountaintop Queen Directory, Queen of Cans and Jars, Echos Myron et bien sûr la mémorable I am a Scientist. Chacun aura cependant ses favorites tant Bee Thousand se révèle riche et dense en seulement 36 minutes. Parfois, les albums peuvent se révéler être parfaits pour découvrir un groupe.