L’anecdote provient en ligne directe de l’un des éminents contributeurs de ce site. La scène se déroule dans les coulisses de l’Olympia en 2015, lors de la dernière excursion parisienne de Crosby, Stills & Nash. Alors que ses deux comparses à la tuyauterie ravagée par les excès se contentent d’arroser leur after-show à l’eau minérale, le plus fringant des trois se paie allègrement leurs fioles en les narguant de toute la hauteur des quelques gin tonic qu’il peut, seul, s’autoriser à écluser sans craindre d’y laisser sa peau de septuagénaire. Elle résume assez bien les détours revanchards et ambivalents d’une très longue histoire qui s’étale désormais sur cinq décennies et que synthétise une fois de plus ce Best Of de Graham Nash.
Un résumé en deux volumes et trente titres dont la pertinence et l’utilité peuvent toujours être interrogées. Le premier d’entre eux se contente, en effet, de juxtaposer les principaux jalons d’un parcours largement connu : des premières vocalises en trio qui ont illuminé le crépuscule des sixties et figé pour l’éternité la bande-son de l’utopie hippie jusqu’aux ultimes rebondissements des déformations et reformations successives. On connaît l’histoire par cœur pour en avoir entendu presque toutes les versions possibles, y compris des plus exhaustives – il suffit pour cela de se reporter au coffret rétrospectif Reflections (2009) ou à la version écrite de l’autobiographie de Nash, Wild Tales (2015). Il est cependant toujours aussi plaisant de l’entendre relatée dans une version différente, où les règles trop strictes de la chronologie sont abandonnées au profit d’un récit plus thématique et personnel qui permet des rapprochements nouveaux et passionnants entre les fragments solos et collectifs d’un répertoire globalement inattaquable. Il est sans doute trop tard pour que les clichés qui lui collent à la peau meurent avant lui. Pour l’éternelle postérité, Graham Nash restera confiné dans le rôle du bon gars souriant, du boy-scout british, du copain sympa de ses acolytes ombrageux ou du médiateur capable de maintenir les liens fragiles entre Stills, Crosby et Young. Pourtant, ce bilan compilatoire réduit à l’essentiel permet de nuancer et d’enrichir les contours stéréotypés et un peu lisses de celui qui demeure l’un des plus grands chanteurs d’harmonies de tous les temps. Miraculeusement préservé, en dépit de tous les excès de ses jeunes années, des boursouflures de l’ego qui ont souvent affecté ses confrères, Nash a toujours su conserver dans ses compositions les plus remarquables les traces audibles d’une modestie salutaire et de ses premières amours enfantines pour les mélodies limpides et les harmonies lumineuses des Everly Brothers. Sans jamais prétendre au génie, il n’a eu de cesse de peaufiner une esthétique personnelle et attachante, caractérisée par une forme d’écriture directe et simple, presque dépourvue de toute ornementation stylistique et qui parvient à restituer les péripéties biographiques et les indignations successives de l’auteur sans y ajouter d’effet poétique perceptible, qu’il s’agisse d’évoquer un fragment d’intimité dérobé dans le cottage de sa célèbre compagne (Our House) ou une visite planante dans la cathédrale de Winchester (Cathedral). C’est donc cette profonde honnêteté, parfois naïve, qui continue de transparaître au fil des écoutes et des décennies et qui ne cesse de repousser la date de péremption de chansons pourtant profondément ancrées dans leur contexte personnel et leur époque (Immigration Man, Chicago).
Une bonne foi digne et attachante qui imprègne également le second volume de ce diptyque, sans doute le plus intéressant puisqu’y sont rassemblées quinze démos dont douze inédites, enregistrées entre 1968 et 1980, et qui permettent aux plus érudits ou aux plus blasés d’entendre les tubes familiers et rebattus (Marrakesh Express, Teach Your Children et autres Simple Man) dans leurs versions originelles et souvent débarrassées de toute fioriture. Mention particulière doit être faite de la version dépouillée Wasted On The Way, bien supérieure à l’original enregistré au début des années 1980 en compagnie d’un Crosby et d’un Stills déjà décrépits. Ces archives témoignent toutes de la singularité trop méconnue d’un talent de songwriter original, et démontrent s’il en était encore besoin qu’en l’absence des contributions de ses collaborateurs successifs, ces chansons tiennent leur propre route, droite et intègre.