Une décennie de recul et ce qui n’était encore, à sa sortie, qu’un très grand album de plus, une étoile tout particulièrement scintillante au firmament bien garni de la galaxie Teenage Fanclub s’est presque transformé en signe avant-coureur. On connaît désormais la suite, les péripéties, la rupture finale – digne et peut-être définitive. En ce printemps 2012, Gerard Love manifestait ses première velléités d’autonomie. Avec cette modestie et cette discrétion habituelles qui ont sans doute contribué, à chaud, à limiter le retentissement de l’événement. Dix ans plus tard, donc, comme pour mieux accompagner ses premières incursions sur scène en solitaire quatre ans après le divorce, Electric Cables, le premier et, à ce jour l’unique, album de Lightships ressort en vinyle chez Geographic. C’est toujours aussi beau et voici ce qu’il en racontait à l’époque.
C’est sans doute l’un des rares points communs entre l’implacable rigueur des lois scientifiques et la mystérieuse alchimie des grandes réussites musicales : le tout y est généralement supérieur à la somme des parties. Trop souvent, lorsque les membres de groupes majeurs se lancent dans les aventures solitaires après avoir fait leurs preuves collectivement, le résultat de ces escapades s’avère décevant. Teenage Fanclub fait décidément exception à la règle : après avoir l’an dernier applaudi Norman Blake au sein de Jonny, on se prosterne à présent devant Gerard Love qui, sous le nom de Lightships, publie l’un des albums les plus délicats et mélodieux qu’il nous ait été donné d’entendre de longue date.
Dans le peloton cycliste, les commentateurs malveillants l’auraient sans doute désigné au départ, avec un brin de condescendance comme un simple porteur d’eau, un brave gars acceptant volontiers de se dévouer corps et âme au service de l’intérêt collectif, à défaut de briller par ses talents individuels. En l’occurrence, ils auraient eu tort. Tous les curieux qui ont pris le temps de consulter les crédits des albums de Teenage Fanclub le savent : plus effacé que Norman Blake, moins brillant guitariste que Raymond McGinley, Gerard Love n’en est pas moins l’auteur de quelques-unes des popsongs les plus flamboyantes de ces dernières décennies. Le refrain carillonnant de Sparky’s Dream (1995) ? C’est lui. Les chœurs radieux de I Need Direction (2000) ? Lui encore. Et s’il a attendu si longtemps avant de s’aventurer seul sur le devant de la scène, c’est sans doute la conséquence d’une indécrottable modestie qui confine encore parfois, à l’heure d’évoquer la genèse de Lightships, son premier projet solo, au complexe d’infériorité. En réponse à notre interrogation sur l’éventuel sentiment de frustration ressenti dans le cadre du travail de groupe, le voici qui songe avant tout à dresser les louanges de ses partenaires de jeu.
“ J’ai toujours été fan de Norman et Raymond, même avant d’intégrer TFC, quand ils jouaient dans The Boy Hairdressers. Je n’ai donc jamais vraiment ressenti de frustration à leur côté. Disons que jusqu’à la fin des années 1990, nous enregistrions beaucoup d’albums. Comme de surcroît je n’étais pas toujours très sûr de mes talents de songwriter, l’équilibre informel qui voulait que nous apportions chacun environ quatre chansons à chaque fois me satisfaisait pleinement. Et puis, au cours des dix dernières années, ça s’est peu à peu ralenti : nous ne passions plus en studio que tous les trois ou quatre ans. Ce rythme nous a laissé beaucoup plus de temps libre : Norman puis Raymond ont commencé tous les deux à travailler sur d’autres projets. L’idée de travailler seul m’est aussi venue naturellement.”
EDUCATION MUSICALE
Ce n’est pas à une impulsion spontanée et égotiste que l’on doit la lente maturation de ce petit bijou de pop pastorale et atmosphérique qu’est Electric Cables mais à l’insistance bienveillante d’un autre de ses collaborateurs réguliers, à savoir Stephen McRobbie alias Pastel. “J’ai commencé à jouer avec The Pastels en 1994 ou 1995, quand ils ont changé de line-up et qu’ils m’ont invité de temps en temps à les rejoindre sur scène et en studio. Compte tenu du rôle qu’il a joué dans l’émergence de la scène locale, n’importe quel musicien de Glasgow aurait considéré comme un honneur de faire partie du groupe, même à titre occasionnel. Depuis, nous avons construit une relation très enrichissante, sur le plan musical comme sur le plan personnel : avec eux, j’apprécie tout autant de jouer de la basse que de faire une partie de ping-pong. Ce sont tout simplement mes meilleurs amis. En plus, le fait de pouvoir bénéficier des connaissances musicales encyclopédiques de Stephen est toujours très précieux : il est capable de saisir parfaitement l’esprit de ton travail et de te recommander immédiatement une référence aussi obscure que pertinente. Avec TFC, j’ai appris à jouer de la musique ; avec les Pastels j’ai appris à écouter de la musique. Les deux expériences sont très complémentaires et constituent, au final, une excellente éducation musicale. Quand tu écris toi-même des chansons, c’est toujours passionnant d’observer et d’analyser les méthodes de travail des autres songwriters, d’essayer de comprendre comment ils arrivent à construire un morceau cohérent de trois ou quatre minutes à partir d’une simple idée de départ. Je pense que, de ce point de vue, The Pastels fonctionne de manière un peu plus naïve et instinctive que TFC.” C’est donc McRobbie qui suggère dès 2007 à Love de rentrer en contact avec Domino pour financer l’enregistrement d’un album qui ne sera finalisé que quatre ans plus tard. “J’ai commencé à enregistrer les premières versions instrumentales avec un groupe d’amis en 2008. Et puis j’ai dû m’interrompre pendant presque deux ans pour rentrer en studio et tourner avec TFC, et ensuite pour une autre tournée avec The Pastels. Tant et si bien que je n’ai pu retravailler sur les morceaux et enregistrer les voix qu’en 2011. En même temps, je pense que si nous avions tout bouclé en quatre ou cinq mois je n’aurais sûrement pas eu l’occasion de donner une forme aussi accomplie à certaines des chansons, comme Photosynthesis par exemple, où j’ai rajouté cette longue plage électronique à la fin, qui lui confère toute son originalité.” Entouré de quelques vieilles connaissances (Brendan O’Hare, ancien batteur de TFC ; Tom Crossley déjà entendu avec The Pastels) et autres membres éminents de la scène locale (Bob Kildea, bassiste de Belle And Sebastian), il a ainsi peaufiné avec un soin et une délicatesse audibles dans les moindres inflexions mélodiques de ces dix compositions gracieuses des arrangements d’une diversité et d’une richesse inattendues, parcourus successivement de touches électroniques ou des enluminures organiques de la flûte de Crossley. “Je voulais à tout prix éviter le cliché du type qui se lance en solo après avoir longtemps joué dans un groupe et qui se retrouve à enregistrer tout seul des chansons minimalistes dans sa cave en gratouillant une guitare acoustique. Je n’ai rien contre la folk mais je voulais que cet album reflète vraiment mes goûts pour la musique psychédélique ou pour les bandes originales de films, et qu’on puisse y trouver des climats très différents, avec des arrangements raffinés. C’est pour cela que j’ai tout de suite conçu Lightships comme un projet collectif, même si c’est moi qui prends seul les décisions.” Sous leurs faux airs de mignardises classiques, Sunlight To The Dawn ou Girasol regorgent ainsi de petites audaces sonores qui les distinguent nettement des hymnes pop byrdsiens auxquels Love nous avait habitué au sein de sa formation d’origine. “Dès le départ, j’avais dans l’idée de composer des titres plus calmes et plus introspectifs que ceux que je propose habituellement pour les albums de TFC. J’ai toujours eu l’impression qu’au sein du groupe, mon rôle consiste à fournir des morceaux plutôt entraînants sur des tempos rapides, parce que la plupart du temps, Raymond et Norman arrivent déjà en studio avec d’excellentes chansons lentes et mélancoliques. En plus, en tant que bassiste, je suis un peu plus limité qu’eux en termes d’arrangements. Je dois généralement me concentrer sur la trame rythmique. Avec Lightships, je joue de la guitare ce qui offre des perspectives très différentes et me permet d’exercer davantage de contrôle sur la mélodie : j’avais envie de profiter de l’occasion pour réfléchir davantage à la texture sonore des morceaux et explorer de nouvelles directions. J’ai vraiment essayé de traiter chaque titre différemment, soit avec des petites touches électroniques, soit avec des effets de guitare originaux. Quand tu travailles dans un groupe, le moindre élément, qu’il s’agisse d’une mélodie ou simplement du son d’une guitare, doit faire l’objet d’un compromis pour que tout le monde soit à peu près satisfait. J’avais aussi envie de m’émanciper de ces contraintes, d’être le seul responsable et de suivre librement mon instinct.”
ADOLESCENT
Dans ce climat musical serein et apaisant, Love s’autorise aussi quelques incursions toujours pudiques dans le registre peu familier de la confidence. Toujours ancrées avec une précision presque photographique dans des lieux baignés de lumière, ces méditations intimistes entremêlées de descriptions d’un panorama urbain en clair-obscur (Muddy Rivers, Stretching Out) apparaissent comme le compte-rendu fidèle d’un moment de flânerie dans les rues de Glasgow. “Même lorsque l’on écrit à la première personne, il est toujours important de planter le décor. Souvent, ces chansons sont simplement un reflet de mes expériences et de ma vie à Glasgow. Comme dans toute ville post-industrielle, les éléments naturels et les constructions urbaines se mélangent et cela donne un cadre particulier aux émotions. C’est sans doute un élément plus important aujourd’hui : quand j’ai commencé à écrire des chansons, je pense que j’étais davantage dans le déni et le rejet. Quand on est adolescent, on est sans doute plus égocentrique et moins ouvert à l’environnement extérieur. En plus, on rêve souvent d’évasion et on fantasme sur ce que pourrait être une vie meilleure en dehors de la ville où l’on a grandi. Avec l’âge, j’ai sans doute appris à apprécier davantage cette ville ou, en tous cas, à mesurer plus sereinement les bons et les mauvais côtés et le fait que je n’avais pas forcément envie de la quitter.” Tranquillement installé dans son terroir natal auquel il reste indéfectiblement fidèle, ce leader malgré lui a bien de quoi nourrir quelques motifs individuels de fierté.