Il y a vingt ans déjà, les membres de Fugazi annonçaient faire une pause d’une durée indéterminée. Deux ans auparavant sortait ainsi leur septième (ou neuvième si nous comptons 13 songs et Instrument Soundtrack) album : The Argument. Celui-ci conclut une saga entamée une douzaine d’années plus tôt, avec deux EPs (Fugazi et Margin Walker), définissant le son de l’underground nord-américain de l’époque. Avant d’être un pivot de la scène post-hardcore des années 80-90, Fugazi est surtout la rencontre de quatre musiciens exceptionnels, issus de la fantastique scène de Washington DC.
En 1986, le guitariste chanteur Ian MacKaye (The Teen Idles, Minor Threat, Embrace) commence à répéter avec le bassiste Joe Lally et le batteur de Dog Nasty, Colin Sears. Ce dernier laisse très vite sa place derrière les fûts à Brendan Canty des Rites of Spring. Un autre membre de ce groupe rejoint Fugazi un an plus tard : Guy Picciotto. Dans un groupe déjà bien en place, Picciotto va pourtant énormément apporter au son de Fugazi. Initialement deuxième chanteur, il complète assez rapidement MacKaye à la guitare. Il n’y a alors pas de séparation claire entre soliste et rythmique dans la formation, chacun officiant dans un registre sonore différent. Cet équilibre entre les deux guitares et plus généralement les quatre membres du groupe contribue à la signature sonore unique de Fugazi. Ce line-up restera stable tout au long de l’existence du groupe jusqu’à son hiatus en 2003. Il permet à Fugazi d’affiner sa musique à chaque album et de conclure en apothéose avec The Argument.
Car, contrairement à beaucoup de groupes, la formation de la capitale nord-américaine n’a jamais donné l’impression de tourner en rond et ne plus en avoir sous la semelle. Fugazi a toujours cherché à expérimenter et tenter des choses. Bien sûr, certains préféreront leurs débuts plus nerveux, mais les quatre musiciens n’ont jamais trahi leurs idéaux et ont toujours eu à cœur d’aller plus loin. C’est l’ADN même de Fugazi : un groupe profondément intègre porté par la philosophie straight edge et un discours politique de gauche, humain, au-delà des belles paroles. Il faut ainsi s’intéresser au label où est signé Fugazi : Dischord. Monté par Ian MacKaye et Jeff Nelson (batteur de Minor Threat), la structure a toujours eu une pratique de prix juste (les fameux 10$ + shipping au dos des disques) et un modèle économique limpide pour les groupes (la moitié des bénéfices après le recoupement des coûts d’enregistrement et fabrication). Dans les années 80, Dischord devient ainsi un label majeur de la scène punk/hardcore nord-américaine.
Lors de la décennie suivante, Fugazi pousse ces esthétiques musicales ailleurs. The Argument apparaît désormais comme l’épilogue de ce processus. Et quelle conclusion ! Avec l’aide de Jerry Busher (ingénieur du son du groupe, deuxième batterie ici), Bridget Cross (membre de Velocity Girl et chœurs ici), Kathi Wilcox (membre de Bikini Kill et chœurs ici) et Amy Domingues (violoncelle), les quatre membres du groupe enregistrent l’un des plus grands disques de rock des années 2000. De la rage de leurs années hardcore, ils ont gardé une colère froide. Chaque chanson est en tension permanente. Ponctuellement, Fugazi fait parler les guitares mais par touches pour mieux créer du contraste. Les voix de MacKaye et Picciotto se répondent et apportent chacune leur propre nuance. L’album s’écoute d’une traite. Toutes les chansons sont construites différemment et apportent leurs idées propres d’arrangements. Full Disclosure démarre dans un fracas de guitares dissonantes quand le refrain renvoie presque aux Who avec ses chœurs pop. La chanson nous prend encore à revers avec une conclusion énergique. Epic Problem est un rush d’énergie viscérale mais loin d’être bas du front. La chanson se construit à nouveau en tiroirs, presque à la manière d’un morceau de rock progressif. La face A se termine sur The Kill chanté par le bassiste Joe Lally. Ici l’ambiance est presque feutrée. Les guitares, en retenue, amènent une texture tandis que la section rythmique assure le gros du boulot. Strangelight semble à nouveau explorer les arcanes du prog-rock. Rassurez vous, pas celui de Marillion ! Cette chanson évoquerait en effet presque King Crimson ou Gentle Giant dans ses mélodies imbriquées et mystérieuses. Sur Ex-Spectator, les deux batteries tapissent ce morceau fébrile et tendu. Enfin l’album se conclut sur Argument, un titre délicat où la voix de MacKaye se départ de son habituelle ardeur et s’y montre d’une nuance surprenante. La chanson finit en apothéose avec une guitare fuzz géniale, et quoi de mieux qu’elle pour clore la discographie impeccable de Fugazi ? Si le groupe est désormais inactif, certains de ces membres sortent encore régulièrement des disques. Il est ainsi possible de retrouver des membres de Fugazi dans Coriky (MacKaye et Lally), The Messthetics (Canty et Lally), Deathfix (Canty) ou Evens (MacKaye).