En duo dans Kings Of Convenience, les Simon & Garfunkel norvégiens du début des années 2000, ou en quatuor aux côtés de The Whitest Boy Alive, tout récemment séparés, Erlend Øye porte en lui depuis toujours le gène de la nonchalance et le goût du voyage. Bergen, Berlin, Manchester, Londres, et désormais Syracuse, il va où le vent le berce, et compose au fil des escales. Alors qu’on l’attendait avec un disque en Italien, Erlend revient avec Legao, second album solo onze ans après Unrest (2003). Dix titres enregistrés à Rejkjavik avec les musiciens du groupe reggae Hjálmar, en forme de retour chaloupé pour celui qui désormais marche avec le soleil.
Un mercredi ensoleillé de début octobre, en fin de matinée, dans les hauteurs de Munich, qui se réveille la tête quelque peu enfarinée après deux semaines d’orgies houblonnées. A un jet de pierre du lieu des agapes, près du verdoyant Bavaria Park, l’Alte Kongresshalle est une salle de spectacle sublime, aux lignes épurées d’une architecture typiquement années 50. Depuis le bureau berlinois de Bubbles Records, Marcin Öz, ancien bassiste de The Whitest Boy Alive, nous propose de retrouver Erlend Øye sur place, tout juste débarqué de son tour bus dans lequel il a passé la nuit. Le norvégien le plus cool du monde apparaît comme on l’imaginait, marchant doucement entre les rayons de soleil qui filtrent entre les arbres du chemin de terre qui mène à la loge des artistes. Souriant, détendu, en chemise légère, la main dans la poche d’un pantalon qu’on suppose être un vêtement fétiche, car il est reprisé de toutes parts, il s’avance vers nous à pas de chat dans des mocassins en daim.
Quelques heures plus tôt à Zurich, Øye et sa bande de musiciens désormais nommée The Rainbows terminaient la troisième date de la tournée de son nouvel album Legao. Un retour en solo que l’on attendait plus, près de onze ans après sa première tentative (Unrest, 2003), qu’il a révélée au moment où son quatuor The Whitest Boy Alive annonçait sa séparation par l’intermédiaire d’un message sur les réseaux sociaux, début juin dernier. « Il y a un temps où l’on a envie de participer à une démocratie de groupe, et faire de la musique dans ce sens. Mais à d’autres moments, c’est si difficile de travailler ensemble… Avec The Whitest Boy Alive, on avait cette idée de faire de la musique électronique jouée live par des musiciens. Dans ce concept, les autres membres n’étaient pas vraiment intéressés par l’idée d’aborder d’autres genres musicaux, et j’ai trouvé moi-même que c’était assez difficile de travailler avec eux sur quelque chose d’autre que ce qu’on avait déjà fait. On a fait de très bons concerts avec ce groupe, comme à Roskilde devant 60.000 personnes. On pourrait le faire à nouveau, mais pourquoi ? (rires) C’est juste que j’aime les débuts, et que cela soit encore excitant.»
Après Rules (2009), deuxième et désormais dernier disque de The Whitest Boy Alive, Erlend avait pourtant retrouvé une fois encore Eirik Glambek Bøe, son acolyte des Kings Of Convenience, pour un troisième album. Une Declaration Of Dependance (2009) qui renouait avec la grâce folk, la simplicité crève-cœur, et le romantisme nonchalant de leurs débuts, à travers cette complicité parfaite entre les deux amis. Quelques dates les avaient d’ailleurs à nouveau emmenés sur les routes. Depuis Bergen, où ils ont commencé à jouer ensemble à la fin des années 90, Erlend – beaucoup plus qu’Eirik, plus attaché à sa Norvège natale – a développé cette curiosité de l’ailleurs, ce goût de la découverte d’autres pays qui l’a mené à tourner, mais aussi à habiter à Londres, Manchester, ou Berlin. Cette fois, c’est en Italie qu’il tombe littéralement sous le charme d’une ville ancienne à la pointe de la botte, où la mer est entourée de nature sauvage : Syracuse. « J’imagine que j’ai toujours eu envie de vivre dans un endroit chaud où l’on peut se promener la nuit, s’asseoir sur les marches d’une maison et jouer de la guitare la plupart de l’année… A Syracuse, j’ai rencontré des gens formidables qui sont devenus des amis. Et j’aime la langue, j’ai eu envie de l’apprendre. Et puis je pouvais me permettre d’acheter une maison assez grande, avec et un jardin, et tout. » Evidemment, il découvre tout un pan de la musique italienne des années 60 et 70, dont peu ont traversé les frontières du pays. Il cite Fred Bongusto, crooner seventies ami du brésilien Vinícius de Moraes devenu conseiller municipal socialiste (sic), parmi ceux qui l’ont sans doute inspiré pour écrire La Prima Estate (2012), son premier morceau en italien. « Cette chanson est peut-être celle dont je suis le plus fier, parmi toutes mes créations. C’est fou, ce qu’on a réussi à capter sur cet enregistrement, ça sonne vraiment ancien. Quelque chose d’assez dur à faire aujourd’hui. Et ce n’est absolument pas une reprise. » Depuis, ils s’essaye à d’autres textes dans la langue, comme la géniale comptine inédite Dico Ciao, qu’il chante aujourd’hui sur scène. La question d’un album en italien vient alors comme une évidence. « J’adorerais, mais jusqu’à présent, je n’ai que trois chansons en italien. C’est difficile d’en faire d’autres, mais je vais essayer… »
Pendant ces dernières années, ce sont donc plutôt ses compositions en anglais, composées entre 2004 et 2011 que l’on retrouve sur Legao, et qu’il est allé enregistré dans un autre pays, en Islande. « Pour moi, Rejkjavik, c’est le nouveau Nashville ! Il n’y a pas d’autre endroit au monde où la musique soit aussi importante que là-bas. Pendant les périodes très sombres de l’automne et de l’hiver, il n’y a pas grand’ chose à faire, donc la musique devient encore plus essentielle. Mais la raison qui m’a poussé à aller à Rejkjavik, est qu’il y a un groupe en particulier là-bas, et ils ont leur studio à eux, un endroit incroyable construit en 1975. »
Hjálmar, quintette islandais d’obédience reggae déjà auteurs de six albums et d’une collaboration avec Jimi Tenor l’an dernier, ont insufflé une petite touche chaloupée, à une partie des chansons du nouvel album de Erlend Øye. « Là-bas, comme partout, les gens aiment la Soul, le Reggae, la musique africaine… En 2014, ce n’est pas une surprise. Et puis, si on écoute leurs disques, c’est évident qu’il n’y a aucun cliché dans ce qu’ils font. Ce ne sont pas des fans de religion, de couleur, de rastas, ou quoi que ce soit. Ils aiment la musique, et ça marche avec le son qu’ils composent. Leurs chansons sont écrites en islandais, et en termes de composition de morceaux, cela marcherait aussi avec de la guitare acoustique. » Et peu importent les détracteurs ou ceux pour qui la rythmique reggae est une affaire de crédibilité. Legao est bel est bien un album d’Erlend Øye, dont la patte géniale filtre à travers chaque titre, influencée ou non par les sons de Hjálmar. « Certaines de ces chansons fonctionnent comme ça et d’autres absolument pas. Et je savais, quand j’ai mis un pied dedans, que j’avais envie d’amener des morceaux qui n’avaient rien à voir avec ça parce que sinon, ça aurait été ennuyeux, tout aurait sonné pareil. »
Sur scène, il illustre parfaitement cet état d’esprit ouvert et solaire, à travers un set construit avec de nouveaux et d’anciens morceaux, et joués par un groupe composé en partie de musiciens qui n’avaient jamais tourné avec lui, comme le barbu à casquette islandais Sigurdur « Siggi » Gudmundsson de Hjálmar, ou les italiens Andrea De Fazio et Luigi Scialdone. Une famille recomposée universelle, qu’il choisit de faire jouer seul, en duo, en trio ou en formation complète pour donner du relief à son concert. Ceux qui l’ont déjà vu sur scène savent qu’Erlend Øye est un showman hors-pair, un Buster Keaton à la guitare acoustique, capable de soulever les foules et de faire rire une salle entière en une seule phrase, avec cet esprit pince sans rire et cette fausse discrétion absolument irrésistible. C’est ce qu’il réussira une fois encore le soir-même à Munich, devant 700 personnes totalement enthousiastes. Les courbes boisées de l’Alte Kongresshalle résonnent en cœur sur Bad Guy Now ou Rainman, et vacillent complètement en rappel, avec une reprise complètement incroyable et ultra dansante du Golden Cage de The Whitest Boy Alive. Pas de titre des Kings Of Convenience, cependant, mais on sait combien le groupe garde une place spéciale dans le cœur et la carrière d’Erlend Øye. D’ailleurs, tout juste avant de démarrer la tournée, fin septembre, il remontait sur scène à Oslo avec Eirik pour jouer Quiet Is The New Loud (2001), leur premier album, dans son intégralité, à l’occasion de la publication d’un livre d’entretiens en norvégien avec tous ceux qui ont travaillé sur ce disque à l’époque. « En prenant une pause l’un de l’autre de temps en temps, on arrive à rester ensemble en tant que groupe. Quand le moment sera venu, on recommencera à tourner, à écrire, et je l’éspère, à enregistrer. Mais quand les gens me disent : faites juste un nouvel album, ce n’est pas si simple… Les chansons ne sont pas comme quelque chose qu’on trouverait en creusant dans le sol. Chaque fois qu’une nouvelle chanson est finie dans ma tête, c’est un véritable petit miracle. » C’est exactement ce qui s’est produit sur scène ce soir là, un sentiment perceptible dans les yeux de chaque spectateur à la sortie du concert, bercés sous la pleine lune d’un mois d’octobre d’une douceur incroyable.