Pour mieux fêter cette année les 30 ans d’Elefant Records (petit label madrilène devenu grand, dirigé par l’infatigable Luis Calvo, soutenu depuis toujours par Montse Santalla), Section 26 multiplie les articles racontant les destinées improbables de certains artistes, disques et autres petites choses liées à la passion musicale. Après Spring et Le Mans, il était a priori impensable de ne pas évoquer l’unique album de Family, Un Soplo En El Corazón, la bande-son idéale pour tous ceux qui tombent amoureux.
Janvier 1999. Je suis assis à l’arrière d’un taxi. C’était la seule manière de pouvoir terminer cette interview, débutée une heure plus tôt dans un salon impersonnel d’un hôtel parisien. Nous étions alors deux à mener le bal – c’était toujours le cas quand nous avions décidé de passer un artiste ou un groupe sur le grill du blind-test, et c’était souvent Robert Alves et moi qui nous y collions. Parmi les grands souvenirs, reste celui de notre rencontre avec Ian McCulloch, qui avait dézingué à peu près tout ce que nous lui avions passé : emporté par sa mauvaise foi légendaire, il n’avait d’ailleurs ni reconnu ni épargné ses amis de The Wild Swans. Dans la voiture, à ma gauche, se trouve, le guitariste du « groupe », qui est sur le point de réaliser son troisième album (un peu à la surprise générale) : brun, visage empâté par rapport à ses « belles » années – il n’a pas encore arrêté de boire – mais beaucoup de charisme. A la place du mort, le chanteur, qui est « malade en voiture, alors, je ne dirai pas grand-chose le temps du trajet » – et effectivement, il joint le silence à sa parole. J’appuie sur le bouton play et l’intro vient à peine de démarrer que mon voisin s’exclame : « Ohlala, tu entends ça, dis, il a un pirate de ton autre groupe, ou mieux une maquette ! » Blanc comme un linge, l’intéressé ne répond pas. Ce soir-là, après avoir terminé l’interview en buvant des bières tièdes dans un bar de l’aéroport de Roissy, Johnny Marr (mon voisin dans le taxi) et Bernard Sumner (le malade en voiture) finiront par rater le dernier avion pour Manchester. Quelques semaines plus tard, ce sont quatre pages qu’occupe le blind-test en question dans un magazine dont on a oublié le nom, avec une place de choix réservée à la fameuse chanson que Marr a vraiment pris pour un morceau de New Order. Il faut dire que l’intro de Como Un Aviador (c’est son titre), imaginée par un duo de San Sebastian baptisé Family ressemble à s’y méprendre à celle de la version album de Bizarre Love Triangle. Et pourtant.
Et pourtant, la première fois que l’on m’a fait écouter l’album de Family, je n’ai pas eu la moindre envie de crier au plagiat. J’étais dans la banlieue de Madrid, à Las Rozas. Je portais un tee-shirt Stereolab (bleu avec des lettres argentées, vraiment chouette), j’avais passé une sale nuit, n’avais pas trop apprécié le vol qui nous avait emmenés, la chanteuse de Spring et moi, de Roissy (déjà) à Barajas. Nous devions y retrouver Luis et Montse, couple à la ville comme en affaires, les deux âmes du label Elefant Records. Nous ne nous étions jamais rencontrés et pourtant, en l’espace de cinq minutes, nous avons eu l’impression de nous connaitre depuis toujours… C’était le mois de septembre, le ciel était désespérément bleu et nous étions aussi là pour causer business – la signature de Spring, donc, sur le label espagnol. L’affaire conclue en l’espace de trente secondes – les méthodes Factory Records à côté, c’était le professionnalisme d’Universal –, nous avions surtout passé notre temps à écouter des disques. Dont celui de Family. Family, Luis et Montse le savaient, ce serait pour nous, pour moi, le coup de grâce. À part le nom du groupe – que je trouve toujours aussi décevant –, tout était réuni pour que ça me retourne. Une origine (San Sebastian – dont j’ai déjà parlé au sujet de Le Mans), des textes en espagnol, des références qui feraient s’accélérer mon cœur – un titre d’album piqué à Louis Malle, des clins d’œil appuyés à New Order (ça, vous l’avez déjà compris), aux Pet Shop Boys, aux guitares des groupes Postcard. Mais je vous l’accorde : il est sans doute difficile d’imaginer à quel point ces mariages relevaient pour moi du fantasme – un fantasme dont la réalisation ne serait pas déçue, ce qui n’est quand même pas banal.
Au début des années 1990, basées à une quarantaine de kilomètres de la frontière française, enivrées par l’iode et inspirées par la magnifique baie de la Concha, trois formations ont presque au même moment réalisé leur premier album. Le Mans, La Buena Vida et Family. Trois groupes aux mêmes aspirations (seule compte la chanson), aux ambitions mesurées (se faire plaisir pour mieux faire plaisir – on en revient au fantasme), aux relations quasi-incestueuses. Si les premiers se sont volontairement désintégrés en 1998 et que les seconds ont réussi à chambouler les charts de la péninsule (avant de se désagréger suite à la disparition tragique de leur bassiste, Pedro San Martin, un jour de mai 2011), les troisièmes ont choisi de disparaître aussitôt leur œuvre inaugurale publiée. Un peu comme si Javier Aramburu (chant, guitare, clavier, texte, graphisme) et Iñaki Gametxogoikoetexea (machines, et ce qui reste) savaient qu’ils ne leur serviraient à rien d’essayer de donner une suite à un disque qu’ils peaufinaient en fait depuis plusieurs années sous d’autres identités (La Insidia, puis El Joven Lagarto) et avec des approches différentes (l’une ouvertement dédiée à l’acoustique, l’autre exclusivement sous emprise électronique – une version d’ailleurs absolument géniale qu’Elefant Records a eu la bonne idée de publier en 2015 sous le titre de Casete.
Ainsi baptisé d’après le film de Malle, Le Souffle Au Cœur (1971), l’album va célébrer le mariage de ces deux directions à un moment envisagées. Et s’il voit initialement le jour en 1993, alors que l’Espagne se reconstruit un réseau indépendant et qu’émergent un peu partout activistes, journalistes, musiciens et/ou passionnés pour donner naissance à une effervescence qui débouchera, entre autres, sur la création du désormais fameux festival de Benicassim, le duo de San Sebastian, lui, ne goûtera jamais à toute cette agitation. Par choix. Par philosophie. Calculateur ou non, il se refusera ainsi à donner la moindre interview, ne se produira jamais sur scène et ne dévoilera en tout et pour tout qu’une seule photo, d’un noir et blanc un peu passé, comme s’il désirait annoncer que le présent était déjà à conjuguer au passé. Car, chez nos voisins, ce groupe devenu culte n’a cessé de susciter une admiration sans bornes de la part de ses descendants ou de simples mélomanes, qui ont eu la chance de tomber, par hasard ou après maintes recherches, sur cet obscur objet du désir, repris dans son intégralité par différents artistes (mention très spéciale pour la version de La Noche Inventada par Ana D) et réédité à l’identique pour commémorer le dixième anniversaire de sa sortie. Aujourd’hui encore, malgré les écoutes répétées (en boucle, en couple, seul, de jour, de nuit, entre amis…), ces quatorze chansons n’ont pas pris une ride et continuent d’étonner, de fasciner par ce mélange inopiné de naïveté (impression renforcée par l’usage du castillan, toujours aussi parfait dans un écrin pop) et de talent inné. En quelque trente minutes, armé de textes haïku et de refrains qui vous transpercent le cœur, le duo réussit le pari, annoncé mais jamais vraiment concrétisé, d’Electronic : accorder la fluidité des Smiths et l’implacabilité de New Order. Si Como Un Aviador aurait donc pu être l’un des trois angles de l’éternel Bizarre Love Triangle, La Noche Inventada et Yo Te Perdí Una Tarde De Abril sont bel et bien taillées sur mesure pour le Johnny Marr des grands soirs. Entre trouvailles juvéniles (le Melodica jouet du délicat Nadadora) et ambiances surannées (El Bello Verano, l’hymne miniature pour un été sans fin), arrangements décalés (la fausse trompette de Portugal, le xylophone de Viaje A Los Sueños Polares) et clins d’œil à quelques autres esthètes de la pop teintée d’électronique (Saint Etienne en tête), Un Soplo En El Corazón s’égrène sans anicroche, romantique mais jamais toc. Parfait petit chef d’œuvre mélodique, sans doute enregistré avec trois bouts de ficelles mais transcendé par une intelligence et un savoir-faire de tous les instants, cet album destiné à rester orphelin est surtout unique. Au propre, au figuré. Et pour l’éternité.