C’est une histoire un peu embrumée où circulent un écrivain argentin, Dante Alighieri, deux Gustave (Moreau et Doré), Paris, Glasgow, une chanteuse itinérante, pas mal d’eau de vie et une chronique de disque… Avouons-le, certaines sont de véritables purges à écrire. Parfois, on oublie ce qu’on a raconté une semaine après avoir posé le point final, puis on se relit honteusement (« Ce n’est pas moi, tout de même, qui ai écrit ça ! »). Rarement, quand l’évidence s’impose, c’est tout l’inverse. La première fois que j’ai rencontré une telle évidence, c’était il y a dix ans. Depuis, si ma chronique s’est égarée dans l’amnésie du web, je n’ai jamais cessé de réécouter Lost (2009), le disque confidentiel qu’un précieux petit label nommé La Station Radar avait eu la gentillesse de m’envoyer.
Au milieu des sorties récentes du label, parmi lesquelles on ne trouvait que des disques très recommandables marqués d’une double exigence pop et expérimentale (Astral Social Club, Pink Priest, Jeans Wilder…), mon oreille s’est longuement attardée sur le disque d’une mystérieuse Polonaise alors installée à New York. J’appris qu’elle étudiait la composition dans le cadre du programme Composing For The Screen de la Broadcast Music Inc. et qu’elle définissait sa musique comme des « films pour les oreilles ». Je me souviens encore de ses mots : « Je suis plus intéressée par l’envoûtement sonore de la musique que par son entrain mélodique. » Elle avait bien raison, comme toujours.
Que les frileux se rassurent, il n’y a (presque) que des chansons chez Ela Orleans, et de très belles. Dans Lost, celles-ci sont crépusculaires, dépouillées, sophistiquées et pourtant si naturelles. Déjà, sur Myriads et Something Higher, la voix profonde d’Ela dansait sur des boucles poussiéreuses, comme arrachées au temps. Bien sûr, on pourrait faire ce parallèle avec toute œuvre musicale enregistrée, mais au moment où Lost s’est cristallisé dans ma mémoire, il m’évoquait le roman fantastique et cinématographique de Bioy Casares, L’Invention de Morel. Lost installe dangereusement l’auditeur dans la position du voyeur/spectateur du roman et lui propose le plus beau des jeux de dupes : contempler la vie et son imitation, le réel et l’artifice, la liberté et le dédale, la mémoire et sa répétition infinie. « That night will never end » chantera-t-elle plus tard comme un mantra (Neverend)… Sur Lost, la demoiselle Orleans offrait la plus belle des mises en abîme. Il n’est pas difficile d’imaginer que l’âme de l’enfant qui figure sur la pochette est prisonnière dans les sillons du disque.
À propos de l’anthologie Movies For Ears, sélection de près de dix années d’enregistrements solitaires, on peut encore parler d’hantologie, ce concept ambivalent emprunté à Derrida par la presse musicale et très à la mode vers la fin des années 2000. Mais une hantologie qui ne se contenterait pas de quelques grosses ficelles et d’un manuel d’esthétique rédigé par Simon Reynolds. Dans ces chansons hypermnésiques, l’idée d’une musique hantée est incarnée dans toute sa profondeur. Par le choix de ses références discrètement évoquées (l’Amérique des années 1950 et 1960, les musiques africaines, le dub, Charles Ives, Bach…, voir la playlist ci-dessous) et de sa production voilée, fragile et maîtrisée, qui réserve toujours une place de choix aux altérations, aux spectres et à la magie l’instant, Ela fait souvent songer aux spiritistes qui troublent de leurs visions les récits fantastiques et font chavirer les personnages. Bouleversantes, les chansons semblent distantes, comme captées à partir d’ondes hertziennes d’autres lieux et temps. Il suffit de goûter à l’incertitude qui règne dans les sublimes Light At Dawn et The Season pour se persuader que ces séances d’occultisme n’ont rien d’une supercherie. Si les tables ne tournent pas, l’étrangeté et le mystère suggèrent un ailleurs et nouent la gorge ; on songe à Delia Derbyshire en même temps qu’à Molly Drake.
Ceci n’est qu’un recueil d’impressions dans lesquelles je retourne chaque fois enchanté depuis dix ans. Elles sont comme sédimentées. Cette familiarité m’empêche probablement le recul nécessaire pour percevoir toutes les richesses qui se sont accumulées au fil de cette discographie. Je demeure persuadé qu’il existe encore bien d’autres manières de se perdre en admiration devant l’œuvre de l’amie Ela.
Playlist : « The pieces which remind me of my own brain waves » par Ela Orleans
« Voici une sélection de morceaux qui représentent ce que je recherche en musique en termes d’humeur, d’harmonie et de sens de l’exaltation contenue. J’écoute très peu de musique pendant que je compose, mais certaines compositions (notamment de musique classique) ne me quittent jamais. Evidemment, il y en a bien d’autres, mais celles-ci expriment probablement le mieux ce que je poursuis dans mon travail. »
Ela Orleans, le 01/04/2019.