Eight Gates est le dernier enregistrement de Jason Molina, leader de deux groupes majeurs, Songs Ohia et Magnolia Electric co, qui ont traversé la fin des années 90 pour le premier et les années 2000 pour le second. Eight Gates comporte neuf titres inédits, ne dure que vingt-cinq minutes, il est sorti au début du mois d’août.
Chaque morceau ou presque commence ou se termine par des pépiements d’oiseaux, et ces chants courts et délicats sont les seuls moments où percent une lumière légère. Les neuf titres bousculent, terrassent, n’ont rien d’une grâce printanière. Quelques notes de guitare faiblement amplifiée, en arrière fond un bruit sourd et continu. La voix de Jason Molina, majestueuse et à nue, me cueille et suspend le temps. Chaque morceau est, à peu de choses près, construit de la même façon – le violoncelle remplace parfois la guitare, que celle-ci soit électrique ou sèche, les nappes de clavier, répétitives, demeurent quant à elles présentes. Il ne me gène pas d’avoir l’impression d’entendre un seul et même long morceau, aux teintes monochromes, qui se déploierait lentement avec des variations minimes.
Ce qui ne change pas d’un titre à l’autre, ce sont les mots de Jason Molina, des mots qui disent ou prédisent l’effacement à l’œuvre et à venir. Je ne peux m’empêcher d’écouter ce disque sans penser qu’il s’agit du dernier enregistrement de Molina qui disparaitra quelques mois après en mars 2013, à un âge très jeune – il n’avait pas quarante ans. Je ne peux pas m’empêcher de penser à cela car Molina le fait – peut-être malgré lui – dans l’introduction parlée du cinquième morceau, She Says : The perfect take is just as long as the person singing is still alive, ou encore plus loin dans le même morceau : (Is it) the last moon of the saddest year ? D’autres mots reviennent souvent pour dire l’évanouissement. J’entends, à plusieurs reprises les fading (of a dying radio), les whispering, les shadows, les old promises (qui n’ont pu être tenues), le dernier sourire (de la bien aimée), la fin de l’espoir (What’s real is I have no wish qui conclut Whisper Away).
Eight Gates me ramène à l’été 2017, aux routes de l’Ohio que je découvrais avec la fille que j’aimais. C’était le début du périple qui devait nous conduire quinze jours plus tard à Chicago, nous avions loué une voiture japonaise, et avec nous une trentaine de disques méticuleusement choisis. Je me souviens que Ghost Tropic (mon album préféré de Songs Ohia) faisait partie de la sélection. Je ne sais plus si nous l’avions écouté ce jour-là en particulier, je n’ai pas noté ce détail dans mon journal d’été, ce jour où nous nous dirigions vers le lac Eerie, au Nord. Je ne m’en souviens plus mais le dénuement de Ghost Tropic aurait fait une parfaite bande son au milieu de ces paysages souvent désertés.
C’est ce dénuement, qui me plait tant, que je retrouve dans Eight Gates. Parfois la voix de Jason Molina flirte avec les aigus comme sur le très beau Old Worry, le violoncelle lancine, Molina est au plus près du vide (Nearest to emptiness), mais ses yeux brillent encore à l’aube. Ailleurs, dans Shadow Answers The Wall, le morceau le plus orchestré du disque ne serait-ce que par la présence rapide d’une batterie, il implore les étoiles, qu’elles regardent vers lui, effacent le chagrin.
Sur les routes de l’Ohio, le jour tombait, nous cherchions un endroit pour dormir, le lac Eerie était trop loin, nous remettions au lendemain le moment de nous baigner dans ses eaux. Les trailers parks se succédaient, nous nous arrêtions dans des diners de bord de route, je me souviens du nom de certains d’entre eux, le Linda Lou’s par exemple. Enfin, avant le soir, le petit Conneaut Lake s’offrait à nous. Nous n’irions pas plus loin, nous souhaitions poser nos valises pour la nuit dans le très désuet Irish Cove Motel.
Eight Gates file très vite et la ligne est parfois stoppée ou élevée par des titres qui sont comme des sommets de dénuement et d’émotion. Je pense à Fire On The Rail dont la première moitié est chantée a cappella avant qu’une guitare ne reprenne ses mêmes arpèges. Je pense aussi à l’avant-dernier titre du disque (sans doute celui que je préfère, un des deux seuls qui excèdent les quatre minutes), Thistle Blue, et son texte qui me point, ses questions laissées en suspens : Whose heartbreak could I not leave behind, et ses mots qui le terminent, It’s late I know.
Devant la chambre du Irish Cove Motel, la piscine est fermée, et le restera le temps de l’été, elle n’est plus qu’un trou rempli de terre et de végétation grimpante. Au bord du Conneaut Lake, nous marchons dans un parc d’attraction ouvert pour la première fois en 1892, les lampadaires éclairent à peine des manèges en bois, un rollercoaster qui semble à l’arrêt depuis une éternité. Le Blue Streak, tel est son nom, il date de 1938, et le lendemain avant de quitter le lac, nous monterons, peu rassurés, dans un de ses wagonnets qui file sur des planches instables et vermoulues. A cette heure du soir, les allées du parc d’attraction sont vides alors que l’hôtel au bord de l’eau – un hôtel tout droit sorti d’un roman de Fitzgerald – accueille les familles d’habitués. Je ne sais plus si nous avons écouté Jason Molina ce 21 juillet 2017. Je ne crois pas, malgré la douce mélancolie des espaces et des paysages que nous traversions, le moment était joyeux, il n’avait sans doute pas besoin d’être assombri.