Destroyer vient de sortir Have We Met, son treizième album. Projet initialement centré autour de la paranoïa liée au changement de siècle, il s’est transformé en un recueil de titres intenses mais pop. Dan Bejar le crie haut et fort, s’il est l’homme à tout faire de Destroyer, il délègue une bonne partie du processus créatif à ses fidèles collaborateurs. Il a conçu Have We Met en isolement total, lançant les idées et attendant impatiemment de recevoir les résultats par e-mail. La prise de risque artistique a payé. Ce disque qu’il pensait ne pouvoir jamais finir s’éloigne des influences parfois flagrantes de ces albums précédents. Bejar nous a accordé un long entretien au cours duquel il nous parle ouvertement de ses conflits intérieurs, de ses albums passés, de ses obsessions musicales et de son rapport à la vieillesse.
Tu avais initialement l’idée de concevoir un album Y2K. Voulais-tu un disque qui sonnait comme la musique de cette époque ?
J’avais des sons spécifiques en tête. Quand j’ai essayé de les retranscrire, ça ressemblait à ce que certains décriraient comme du trip hop ou de la musique électronique de la fin des 90’s. Cette musique me faisait vomir à l’époque. Il y a 20 ans, je n’écoutais que Roxy Music ou Mott The Hoople. L’idée était de combiner des samples de batteries synthétiques lourds et sales avec un son de basse bas de gamme. De la musique proche d’une sanction punitive. Je voulais y ajouter des effets sonores inspirés de la musique concrète et une voix au ton sec presque filtré au téléphone. Rien de bien mélodieux (rires). Quelques passages d’Have We Met se rapprochent vaguement de cet esprit. Ce disque est surtout le fruit de la sensibilité de John Collins, son producteur. Le challenge de traduire ce que j’avais en tête l’excitait. Dès qu’il s’est mis au travail, l’album a évolué vers d’autres horizons.
Tu semblais également inspiré par la paranoïa liée au Y2K.
L’idée de retranscrire la paranoïa d’une fin de siècle me séduisait. Je voulais la traduire sous la forme d’une pop industrielle naïve. Mais ce n’était qu’un point de départ intellectualisé et ennuyeux. Nous avons rapidement évolué vers des aspects musicaux qui nous transportaient plus. J’étais peut être trop obsédé par la version de cinq heures de Jusqu’au Bout du Monde de Wim Wenders (rires).
Cela t’arrive-t-il souvent de dévier d’une idée forte de départ ?
Pour chaque disque, mais jamais à ce stade. Je ne suis pas aussi attaché aux concepts que ce que l’on pourrait penser. Je sais par exemple que si je dois créer un album avec beaucoup de synthés, je vais devoir trouver un concept de départ. C’est le genre de disque qui doit être travaillé avec des logiciels. Je suis incapable de le faire moi même. Faire de la musique avec du matériel moderne m’angoisse et me déconcerte. Dans ce cadre, avoir une structure de base pour atteindre le but souhaité est préférable. Les mots et les mélodies me viennent rapidement, naturellement et inconsciemment. C’est le stade de création que je préfère. Après cette étape, je dois lutter pour apporter un semblant de structure à un ensemble de chansons. Donner forme à un album et le finaliser reste un mystère pour moi.
En 2017, tu as dit qu’enregistrer un album en studio était comparable à une guerre. Comment s’est passé l’enregistrement de Have We Met ?
J’ai tendance à devenir plus détendu en vieillissant. Have We Met a été conçu en isolement total. J’ai surtout travaillé sur le squelette des chansons. J’ai enregistré les vocaux très tôt dans le processus. J’aime beaucoup ces versions brutes. Juste moi et mon ordinateur, dans mon salon, à une heure du matin. Ce sont ces parties vocales que l’on retrouve sur la version finale de l’album. Elles apportent l’intimité dont le disque avait besoin. Elles contrastent avec le côté glacial et mécanique de la musique. J’ai donné ces premières versions à John Collins qui leur a donné de l’éclat. Nous nous sommes rendu compte en cours de route que les titres manquaient de quelque chose. On leur a ajouté une touche de chaos et plus de matière à sculpter. Nicolas Bragg a ajouté de la guitare. Il fallait que j’attende une semaine avant de connaître le résultat. Travailler seul m’a rendu nerveux. Je ne savais pas sur quoi les autres travaillaient. J’ai apprécié de procéder ainsi même si ce n’est pas une façon naturelle de travailler. Je tournais en rond autour de mon ordinateur pendant que quelqu’un travaillait sur mon album à Los Angeles (rires). N’ayant aucun contrôle sur leur travail, la découverte du résultat provoquait des réactions diverses. Un état de choc, d’extase ou de confusion. Vers la fin de l’album, je me suis quand même rendu à Seattle pour deux semaines. Il fallait mettre un peu d’ordre dans toutes ces idées…
Est-ce à cause de ce mode de fonctionnement particulier que tu aurais pu continuer à travailler encore un bon moment sur l’album ? Have We Met a été livré à ta maison de disques en dernière minute…
Nous n’avions aucune idée de comment la version finale allait sonner. Nous avons envoyé l’album au mastering la veille de la deadline. Je me souviens clairement être encore au travail sur une chanson à 1h30 du matin et dire : “nous devons arrêter car il n’y aura jamais de version définitive de ce titre. Il sonne super, mais il y a cinq heures, la version précédente était géniale aussi”. Certains titres comme University Hill ont pris forme rapidement et sans effort. Pour les autres il a fallu prendre des décisions difficiles rapidement. Cela s’entend dans le disque. Il est comme un tableau ne représentant que les traits principaux. Il n’y a pas eu de grosses réflexions. Les idées fusaient. Have We Met est un disque intense même si les gens lui trouvent un côté pop.
Beaucoup de médias comparent Have We Met à Kaputt (2011). Le rapprochement n’est pourtant pas si évident. Qu’en penses-tu ?
Je trouve qu’ils ne se ressemblent pas. John a fait un travail formidable sur le mixage de Kaputt. Notamment sur la place que chaque instrument devait avoir. C’est un disque qui se voulait rêveur. Les textes, souvent nostalgiques, reflétaient une certaine douceur. John a mixé Have We Met avec une idée de chaos en tête. Les textes sont bien plus intimes que sur Kaputt. Ils reflètent la noirceur environnante. La musique n’hésite pas à être abrasive et déroutante. Elle s’affirme plus. Un titre comme Cue Synthesiser n’aurait jamais eu sa place sur Kaputt. Il y a un seul point commun entre les deux disques. Have We Met est le fruit d’une évolution. J’ai eu un style de chant particulier pendant les douze premières années du groupe. J’ai chanté dans un style dramatique, hystérique, en débitant tellement de mots que je pouvais à peine reprendre ma respiration entre deux titres. Avec Kaputt, j’ai délibérément tourné le dos à tout ça. Mes textes sont devenus épurés, chantés dans un style volontairement terne. J’ai voulu m’inscrire en opposition à mon passé. J’ai utilisé la même approche du chant sur Have We Met. Juste quelques prises et puis on passe à autre chose. Dix ans après Kaputt, je trouve mon chant plus intime, plus calme mais dégagé de toute passion. L’ambiance de mes disques est fortement liée aux collaborateurs avec qui je travaille.
De quel disque le rapprocherais-tu Have We Met alors ?
Your Blues (2004) est certainement le disque dont le process de création est le plus proche de Have We Met. C’était également un disque pour lequel nous avions beaucoup travaillé sur ordinateur. Aujourd’hui encore, je ne sais pas si je peux le considérer comme terminé. Je ne sais toujours pas comment il est supposé sonner. J’étais au stade ultime de mon obsession pour Scott Walker à l’époque. Je n’écoutais que sa musique. Je voulais fusionner la musique orchestrale qu’il produisait à la fin des années 60 et les titres qu’il a composés plus tard pour Night Life. J’avais envie de voyager à travers plusieurs décennies. Je ne sais pas si j’y suis parvenu ou si les gens ont compris où je voulais en venir. Mais ça nous a catapultés dans un univers différent. Les chansons et mon chant sont en opposition totale à ce que l’on trouve sur Have We Met, mais le processus de conception s’en rapproche. Have We Met est un disque à part. Nicolas Bragg joue de la guitare sur tous mes albums depuis dix-huit ans. Sa guitare a beau être mixée étrangement sur Have We Met, on reconnait son style particulier.
On pense souvent que Destroyer ne se résume qu’à toi. Tu as pourtant fait appel à beaucoup de musiciens dont l’apport est loin d’être négligeable tout au long de ta carrière. D’où vient cette idée reçue ?
Ce sont les idées de mes collaborateurs qui s’imposent à moi. Et non l’inverse. La seule constante sur mes albums est un chant structuré. Ce que je chante dans ma cuisine pour la première fois est ce que tu entends sur Have We Met. La qualité des prises et des textes était suffisante pour se lancer les expérimentations les plus folles autour de cette matière première. Je ne suis pas Prince. Je ne joue pas tous les instruments sur mes albums. On ne se rend compte de ça qu’en lisant les notes de pochettes. A quelques variations prêt, on y retrouve les mêmes noms. Nous avons réalisé Have We Met à trois, mais nous serons sept sur scène. Je suis juste celui qui règle tous les problèmes, apporte les idées, donne les interviews et apparaît parfois sur les pochettes. Il m’arrive souvent de jouer seul en acoustique. Destroyer est un projet lyrique. Les chansons commencent de cette façon. J’estime qu’une chanson est terminée quand ce que je chante est présenté de la façon la plus cool possible. J’ai toujours eu une relation conflictuelle avec les mots et la musique. Les mots sont pour moi la base de tout.
Depuis des années, tu as pour habitude d’écrire des textes sur des carnets que tu considères comme de la prose. Jamais, jusqu’à aujourd’hui tu n’avais songé les utiliser pour des chansons. Pourquoi avoir changé d’avis ?
Je ne porte aucun intérêt à la narration, aux personnages ni à la psychologie humaine. J’aime juste mettre des mots dans la bouche des gens. J’avais ces carnets mais je ne savais pas quoi en faire. Ils étaient remplis de prose. Dans mon esprit il n’y avait rien de valable, mais surtout aucun texte pouvant être chanté de façon évidente. En m’y replongeant j’ai trouvé quelques parties plutôt pas mal. Les premiers vers utilisés sur l’album datent de 2009. Les derniers d’il y a quelques mois. A ma grande surprise, j’ai pris du plaisir à les chanter. L’ensemble s’est mis en place rapidement. Ce qui est souvent bon signe. J’étais légèrement nerveux car je ne savais pas si l’ensemble allait fonctionner. En ce sens, ces nouveaux titres se rapprochent de ceux de Bay Of Pigs (un EP sorti en 2009, ndlr). C’était un projet ambitieux, conçu comme un voyage. Pour donner un peu de cohérence aux paroles, j’ai gardé l’expression crimson tide en tête. Elle est très utilisée aux États-Unis pour parler des menstruations. C’est aussi le nom d’une équipe de football de lycée très célèbre, d’une pollution de la mer par des algues et un film d’action des années 90 se déroulant dans un sous-marin (USS Alabama de Tony Scott, ndlr). Pour moi, cette expression est synonyme de corruption. Elle me fait également penser à une apocalypse. J’aime son pouvoir. Crimson tide peut signifier plusieurs choses à la fois. J’ai eu le sentiment que si je chantais crimson tide à la fin de chaque vers, même si ça n’avait aucun sens, en le répétant à l’infini à la fin d’une chanson, j’allais créer une sorte d’élan de sentiments. Je pense que ça fonctionne. Si je l’ai ressenti physiquement, c’est que je peux faire confiance à mes impressions.
Par le passé, tu étais anxieux lorsque tu t’imposais d’écrire des paroles littéraires. Les textes n’étant pas initialement prévus pour être des chansons, comment as-tu réussi à éviter cet écueil ?
Ce n’était pas une décision. Je sais que jamais je ne pourrais écrire de meilleurs textes que pour Trouble in Dreams (2008). C’était d’autant plus intéressant de raisonner de la sorte que ce disque était un échec pour moi. J’ai eu des difficultés à chanter ces textes, à finaliser l’album. Il m’a fait réalisé que les textes étaient la partie la plus importante de mon travail, mais que cela ne se traduisait pas forcément par un succès ou une reconnaissance. Depuis, j’ai arrêté d’écrire mes paroles pour ne plus me servir que d’un dictaphone. Ça a changé ma façon d’écrire des chansons. Tout ce que j’écrivais venait soudainement avec une mélodie. Je me suis connecté à de nouveau styles : de l’ambient, de la musique instrumentale, du jazz. J’ai commencé à beaucoup en écouter. Poison Season (2015) est un album très classic jazz dans ses vocaux pour cette unique raison. Je me suis inspiré de Sinatra ou de Billie Holliday. Présenté de cette façon, ça paraît ridicule… Ken (2017) était un voyage dans le passé. Le reflet de la musique que j’écoutais avant d’en faire moi-même. Je me suis pris pour un rocker. Mes albums ont des thèmes très différents. Je ne sais pas comment l’interpréter. J’ai mon propre style, je ne fanfaronne pas. Il est parfois pourri, mais il se distingue des autres. Si un titre sonne comme du pur Destroyer, ça ne me dérange pas tant que je prends du plaisir à l’écrire. Je fonctionne de la sorte depuis vingt-quatre ans. Je n’ai pas envie de remettre ça en cause.
Cette fois le processus est différent. Tu es retourné vers de vieux textes.
C’est vrai. Je ne le fais jamais. Je ne sais pas si je recommencerai car c’est loin mon mode de fonctionnement normal. Il y a une exception, Foolssong, le dernier titre de Have We Met date d’il y a dix ans. Malgré des tentatives, cette chanson n’avait pas trouvé sa place sur les albums précédents. C’est une berceuse sur un rythme de valse.
On sait que, même si c’est parfois inconscient, l’ombre de New Order plane toujours sur tes disques. As-tu réfléchi à leur approche de la musique électronique/guitares pour Have We Met ?
New Order fait partie de moi. Quand j’écoute le New Order du début des 80s, leur musique me paraît organique et humaine. Même les remixes. Have We Met n’a rien de tout ça. C’était volontaire. Je voulais que l’album sonne digital. John voulait que l’album donne l’impression d’avoir été mixé sur un ipad. Du haut de mes quarante-sept ans, ça me paraît complètement dingue. C’en encore pire pour lui qui a passé la cinquantaine (rires). Je suis un fan hardcore de New Order, pourtant je ne connaissais rien de ce qu’ils ont sorti depuis vingt-cinq ans. Pendant l’enregistrement de l’album, je me suis dit : en tant qu’homme d’âge mûr, il est temps que je m’intéresse à ce qu’ils ont produit au même âge que moi. Pour m’ouvrir les yeux. L’histoire des musiciens considérés comme sérieux ne s’aventure jamais dans ce type de musique. On retient toujours les chanteurs de folk ou de blues. C’est comme si les musiciens new wave n’avaient plus le droit de vieillir à partir d’un certain âge. Ça me rend nerveux, car j’ai l’impression de saboter ma musique si je n’utilise pas de guitare acoustique, ou si je ne deviens pas chanteur de cabaret. C’est sans doute mieux, car je suis un très mauvais guitariste. Bref, j’ai paniqué en écoutant le mix final. Je me suis demandé si je pouvais sortir ce genre d’album new wave à l’approche de la cinquantaine. Et puis j’ai écouté mon instinct, car c’est ce qui compte le plus pour moi. J’ai toujours entretenu un complexe entre le type d’auteur / compositeur et je devrais être et la musique qui m’attire. Ça résume bien l’histoire de Destroyer. Des paroles sombres sur une musique mélodique, parfois joyeuse, parfois mélancolique.
Tu te présentes en crooner sur la pochette de Have We Met. Pourquoi cette idée ?
Je voulais accentuer le côté personnel de l’album. Je savais qu’il serait considéré soit comme new wave, soit comme une sorte de techno pop à la sauce 90s. Mais c’est aussi un album de vocaliste. C’est quelque chose que je fais depuis un moment maintenant. Sur la pochette, je me présente comme un chanteur vieillissant dont on pourrait trouver les albums dans le même bac que ceux de Tony Bennett chez un disquaire. Je me suis donc offert une pochette à la Tony Bennett. Je voulais un joli micro sur la couverture car c’est ce dans quoi les chanteurs chantent. Je voulais aussi donner l’impression que je suis en train de chanter. J’ai hésité à utiliser cette photo. Je me suis dit : veux-tu que Destroyer soit perçu de la sorte ? J’aime que mes idées me rendent nerveuses. Ça veut dire qu’elles sont soit horribles soit excellentes. Mais je suis certain que les gens ne vont pas comprendre et croire que j’ai tenté de copier une pochette de Kylie Minogue (rires).