Deeper, ça a d’abord été pour moi une révélation sur scène, en novembre dernier à la Boule Noire. « C’est trop bien, non ? », « Il chante un peu comme Robert Smith, tu trouves pas ? » ; je cherchais confirmation autour de moi. J’avais assez apprécié ce que j’avais écouté pour avoir la curiosité d’aller au concert, mais je n’avais pas imaginé être aussi impressionnée. Parce que Deeper, c’est un peu générique comme nom, des nouveaux groupes de post-punk il y en a plein, et puis on ne sait pas trop à quoi ils ressemblent, ces gars-là. C’est qu’ils jouent de cette musique pressée, à guitares aiguisées et motifs répétés à laquelle il est si tentant de mettre une étiquette. C’est peut-être cette voix qui fait la différence en trahissant – pour le meilleur – la sensibilité mélodique du groupe ; il y a en tout cas, aux premières résonances de chaque titre, cette efficacité immédiate et cette pensée : « Ah non, c’est elle ma préférée ». Au micro, c’est Nic Gohl, chanteur et guitariste, leader par défaut d’un quatuor dans lequel aucun ne prend plus de place que l’autre ou ne cherche à paraître différent de ce qu’il est. Les Chicagoans ont passé l’âge de ces jeux-là, restent discrets sur leur image. Pour s’en faire leur propre idée, les plus assidus des festivaliers de La Route du Rock s’étaient donnés rendez-vous devant la Scène des Remparts pour le tout premier concert de cette deuxième soirée, parés de la tête aux pieds contre la pluie battante. Un peu plus tôt, j’avais tenu à enfiler mes Doc Martens toute neuves pour aller à la rencontre de ces garçons ; discuter de leur positionnement par rapport au mouvement post-punk, de leur lien avec l’Australie, de la scène DIY de Chicago… Depuis cette rincée, on dirait que je les ai eues pour dix euros sur Vinted. Avec Deeper, la vanité est définitivement à mettre de côté.
Votre premier album est paru en 2018. Comment décririez-vous votre évolution depuis ?
Drew McBride (guitare, synthés) : Sur le premier album, on essayait juste plusieurs choses différentes, on définissait notre identité sonore en temps réel ; sur le deuxième album, on avait plus confiance en ce son que nous avions créé ; sur le troisième, on a construit sur cette base, on a tenté de nouvelles choses : il y a un morceau plus électronique, certains plus expérimentaux, mais aussi quelques titres qui restent fidèle au son établi sur les albums précédents.
J’ai lu que vous n’aviez pas trouvé votre son du premier coup, lorsque vous avez formé Deeper. Vous sonniez davantage comme un groupe de dream pop…
Nic Gohl : Oui, quand moi et Shiraz avons lancé le groupe, j’étais le chanteur, mais il y avait également une voix féminine [Caroline Campbell] avec laquelle nous faisions des harmonies ; c’était beaucoup plus lent et romantique, peut-être ? Je venais de rencontrer celle qui est aujourd’hui ma femme, alors je chantais beaucoup de chansons à propos de ma chérie…
Drew McBride : C’était plus Stereolab-esque.
Shiraz Bhatti (batterie) : Je pense que le titre qui résume au mieux le son de nos débuts est Pavement. On l’a composé ensemble genre une semaine après notre changement de formation. Particulièrement l’outro ; la manière dont il se délite et crée ce paysage me rappelle vraiment notre ancien line-up.
Pourquoi ne pas avoir continué dans cette direction ?
Nic Gohl : C’est que nos personnalités n’étaient pas compatibles… Aussi, on avait envie d’autre chose ; on en avait marre d’être « le groupe lent » de toutes les soirées, on avait un peu plus de colère en nous que ça…
Parfois, dans son esthétique, votre musique me fait penser à la scène australienne…
Tous en même temps : Super, waou, ça c’est un compliment.
Des groupes comme Total Control ou Ausmuteants…
Tous : Oh, waou, oui !
C’est vrai ? Je voulais savoir si c’était une coïncidence ou si vous étiez particulièrement intéressés par cette scène.
Tous : Ce n’est pas une coïncidence. A 100%.
Drew McBride : Je ne pense pas que l’on n’ait jamais voulu faire référence à Total Control au moment de l’écriture, mais c’est un album [Typical System] que tous autour de cette table… On adore, quoi.
Kevin Fairbairn (basse) : C’est dans notre ADN, ouais. C’est juste que ce sont les maîtres, que c’est un chef d’œuvre pour une grande partie de la scène punk, enfin de cette scène que je ne sais pas trop nommer de ces dix dernières années.
Drew McBride : On n’y fait pas directement référence, mais on pense tous que c’est à ça que ça ressemble, de la bonne musique, alors c’est sans doute ce vers quoi l’on va naturellement, même si c’est involontaire.
Nic Gohl : C’est en quelque sorte la bible de ce que l’on fait. C’est probablement notre perfect 10 [un album qu’ils considèrent tous comme un 10/10], non ?
Tous : Oui.
J’attends toujours que Total Control se reforme et sorte de nouvelles choses…
Nic Gohl : Moi aussi… Shiraz est le seul d’entre nous à les avoir vus.
Shiraz Bhatti : Ouais… Ils sont incroyables. Ils ont joué dans notre salle préférée [l’Empty Bottle, à Chicago], on était 350 et c’était juste… Tout le monde avait sa mâchoire au sol tout au long du concert ; les gens devenaient fous. Incroyable moment.
Pour en revenir à vous : Nic, j’espère que ça ne t’embêtera pas si je dis que j’entends parfois un peu de Robert Smith dans ta voix.
Nic Gohl : Je vais quitter la salle maintenant.
[Rires] On te le dit souvent ?
Nic Gohl : Ouais, je ne sais pas, mais c’est un compliment bien sûr.
Est-ce que c’est un groupe qui vous a particulièrement influencé ?
Nic Gohl : En quelque sorte… Enfin je ne sais pas, j’imagine.
Shiraz Bhatti : J’adore les Cure. On aimait particulièrement leurs premiers albums. Ils sont tous géniaux bien sûr, mais quand on a démarré le groupe, on a pris leurs premiers albums comme de bons exemples de comment être plus agressifs dans notre son.
Drew McBride : J’ai aussi l’impression que c’est venu naturellement ; notre premier album était un peu plus calme, avec du chanté-parlé, mais quand Nic s’est mis à chanter davantage, on est passés à une esthétique ayant quelques parallèles avec les Cure.
Vous avez aussi par le passé mentionné parmi vos influences des groupes comme Television ou Wire ; des groupes qui étaient aux prémices du post-punk… Est-ce que vous avez cherché de ce côté-là aussi, quand vous avez démarré ?
Nic Gohl : Je dirais plutôt que quand on a commencé, nos plus grandes influences étaient Deerhunter et Women. Ce genre de rock canadien, atonal, angulaire ; de la musique à guitares. C’est plus ou moins ce que l’on voulait être, c’est la scène dont on aspirait à faire partie. Ensuite, quand on a peaufiné notre musique, les gens ont commencé à dire ça à propos de nous, qu’on leur faisait penser à Television ou Wire et nous on était là « Ben ouais, bien sûr », mais je ne dirais pas que c’est ce que nous avons cherché. Deerhunter est l’un de mes groupes préférés, et c’était par ça qu’on était obsédés à l’époque.
On vous décrit souvent comme un groupe de post-punk, et c’est une scène qui a explosé au cours des dernières années. Il y a beaucoup de nouveaux groupes. Avez-vous l’impression que c’est plutôt un avantage ou un inconvénient ?
Nic Gohl : Je pense que ça a pu être un avantage par le passé, mais aujourd’hui j’ai l’impression que c’est presque une insulte d’être qualifié de post-punk.
Drew McBride : Oui, ça fait un peu : « Oh, encore un autre groupe de post-punk ». Ce que je dirais à propos de nous – et peut-être que tu ne seras pas d’accord –, c’est que notre musique est plus mélodique que celle de la plupart des groupes qualifiés de post-punk, et en ce sens j’ai l’impression que l’on passe entre les mailles du filet. Ce à quoi les gens pensent en parlant de post-punk, c’est généralement à un son plus lourd, plus sombre, ce qui nous en exclut mais en même temps, on ne fait pas non plus de la dream pop… On a juste plusieurs influences.
Kevin Fairbairn : Mais je comprends quand même pourquoi les gens disent ça. Je veux dire, notre section rythmique vient de là, et c’est sans doute une une bonne chose que l’on puisse être mis dans cette catégorie par certaines personnes. Ensuite, quand les gens écoutent les disques, ils peuvent décider pour eux-mêmes.
Vous êtes de Chicago. Pour moi, qui ne suis pas Américaine, c’est la ville des Smashing Pumpkins…
Nic Gohl : Pour nous aussi.
Ah ouais ?
Tous : Ouais [rires].
Je sais qu’il y a aussi une riche scène indé, avec des groupes comme Twin Peaks. Diriez-vous que c’est une ville stimulante, musicalement ? A quoi ressemble la scène DIY aujourd’hui ?
Nic Gohl : Quand on a débarqué, la scène DIY était énorme. Tu jouais dans des entrepôts et des garages davantage que dans des salles. Je crois que ça a beaucoup changé après 2015, 2016. Maintenant, les groupes plus jeunes, la nouvelle scène DIY qui s’est formée fait revivre cet esprit et elle le fait très bien. Je pense à des groupes comme Lifeguard, Horsegirl, TV Buddha. Ils font tous des choses incroyables. C’est super enthousiasmant de rencontrer ces gamins qui ont dix ans de moins que nous et qui font des choses auxquelles j’aimerais tellement avoir pensé quand j’avais leur âge [rires]. C’est comme ça, à Chicago : tous les quatre ans, à peine plus, la scène est remise aux mains d’une nouvelle génération. Je pense que cela s’explique par le fait que les jeunes vont à la fac et n’ont pas encore 21 ans, alors ils s’intéressent à de la musique plus bizarre, cherchent des endroits où ils peuvent s’exprimer. Chicago a toujours été une ville où il est facile de trouver ce que tu recherches.
Shiraz Bhatti : C’est toujours une ville très ouvrière et quand on est arrivés, il y avait beaucoup d’entrepôts vides, transformés en appartements et espaces d’art. C’est là que l’on jouait beaucoup, et c’était trop bien d’avoir ces endroits alternatifs à notre disposition, autour de nous.
En 2023, vous êtes passés du label Fire Talk au mythique Sub Pop. Qu’est-ce que ça a changé pour vous ?
Drew McBride : Je pense que Fire Talk avait ses avantages, c’est un label vraiment génial, mais ce qui a été chouette en allant chez Sub Pop, c’est d’hériter de cette audience qui est juste fan du label. Il y a des gens qui écoutent systématiquement toutes les sorties de Sub Pop et qui nous ont découverts comme ça. Je pense que ça a élargi l’audience qui pouvait potentiellement s’intéresser à notre musique, et que ça a ouvert la porte à des opportunités que nous n’aurions pas eues autrement : on a joué avec Depeche Mode en avril, et je ne sais pas si ça aurait pu se produire si notre booker n’avait pas dit qu’on était chez Sub Pop.
Est-ce qu’être sur un plus gros label facilite aussi l’organisation de tournées en Europe ? Il me semble que depuis le COVID, il est de plus en plus compliqué pour les groupes américains de venir ici, pour des raisons financières surtout.
Drew McBride : Je pense que nous avons été chanceux d’être assez installés, en tant que groupe, avant que la pandémie n’arrive. La pandémie a coupé les ailes de beaucoup de groupes qui venaient juste de se lancer, mais nous, nous venions juste de sortir un album, ce qui a un peu écarté le danger. Cette période nous a aussi laissé du temps pour travailler sur l’album suivant ; on n’a pas eu l’impression de perdre du temps jusqu’au retour à la normalité. A l’automne 2021, on est revenus en Europe et on a passé une super tournée. Après, bien sûr, Sub Pop a davantage de ressources ; ils ont d’ailleurs une équipe de relations presse basée en France et une autre à Londres. Comme ils ont cette portée plus large, on a eu plus d’opportunités.