2019, c’est pour moi une année à placer sous le signe de l’Espagne. Parce que Madrid dans la chaleur étouffante du mois de juillet (“neuf mois d’hiver, trois mois d’enfer”, insiste le dicton), ses musées, son Retiro, le quartier de Malasaña, les verres de Rioja, The Cure à presque minuit ; parce que les retrouvailles avec Joan qui, depuis la dernière fois que l’on s’est vu en chair et en os (plus d’une décennie, je crois), est devenu un personnage clé de la scène indé de là-bas et d’ailleurs aussi ; parce que quelques jours plus tard, l’exposition sur La Movida aux Rencontres photographiques d’Arles, ce mouvement qui pour moi est sans doute mon mouvement punk, celui que j’ai en tout cas vécu au plus près – même en habitant un peu loin.
La Movida, justement. C’est l’après-Franco, les libertés qui débordent de partout, la transition vers une démocratie que l’Espagne ne connait qu’à peine – même pas deux ans à la fin du XIXe siècle et puis, la victoire socialiste de 1931 dézinguée par la guerre civile cinq ans plus tard –, Madrid qui devient le creuset d’une culture pop dans le sens warholien du terme, une culture qui bat le pavé, des groupes qui surgissent de presque partout, des labels qui se créent pour ne plus à avoir à dépendre de personne – sauf de la dope parfois. 2019, c’est aussi une nuit où je ne trouve pas le sommeil après avoir conduit 600 kilomètres, où je fais défiler les « posts » sur l’écran de l’ordi et où je tombe sur celui de mon ami Javi Pez, un documentaire en format moyen métrage sur Décima Víctima, imaginé par le dénommé Borja Prieto – un personnage croisé dans une autre vie alors qu’il joue du clavier dans Meteosat et qu’il traine souvent au Maravillas…
Alors oui, 2019, c’est bien une année sous le signe de l’Espagne. L’Espagne des années 1990, des prémices du festival de Benicassim, du Donosti Sound, de Le Mans, d’Elefant Records, de Penelope Trip, du restaurant mexicain et des tequila qui coulent un peu trop à flot ; c’est l’Espagne de Family et Fangoria qui reprennent en catimini sur un flexi El Signo De La Cruz en version electro-disco, de la sortie de la compilation Resumén, avec une pochette signée Javier Aramburu et des notes écrites par Ibon Errazkin ; c’est moi (oui, moi) qui suggère à Spring d’enregistrer des reprises des années 1980 et des groupes de la Movida pour le single-club d’Elefant, qui suggère un titre de Décima Víctima parmi les trois chansons – aux côtés d’Alaska et Golpes Bajos. Alors oui, 2019, c’est bien une année sous le signe de l’Espagne. C’est les souvenirs des étés à Altea, des juke-boxes des bars de la côte où les titres sont tous traduits en castillan – « The Cure – Vamos A La Cama » –, les discothèques du Cap Negret ou d’El Albir, de Benidorm ou de Calpe. C’est les disques que l’on s’échange par la poste avec mon ami José…
C’est ainsi que j’ai découvert Décima Víctima, en ouvrant l’un de ces paquets en carton (ou l’une de ces grandes enveloppes renforcées) qui permettent d’envoyer des vinyles sans qu’ils ne souffrent trop. Au premier regard, je n’ai pas pensé grand-chose de la pochette, un jaune comme délavé, une silhouette dont on ne sait pas trop ce qu’elle représente. Ça a été autre chose quand j’ai joué le disque : la batterie sourde, en apnée, le rythme d’une lenteur absolue et la mélodie désabusée correspondaient à des albums qui tournaient déjà en boucle sur l’électrophone rouge – à commencer par Faith de The Cure. Dans la résidence où je vivais, on a d’ailleurs eu tôt fait de faire de Décima Víctima le disque de transition fantasmé entre 17 Seconds et Faith. Je ne sais plus trop où j’ai glané les informations sur le groupe (sans doute dans le mensuel Rock Ezpecial), mais j’ai appris que le guitariste et le bassiste étaient deux frère suédois – les noms ne trahissaient pas leurs origines, Lars et Per Mertanen – alors que le batteur José Brena et le chanteur Carlos Entrena étaient espagnols. Le quatuor vivait à Madrid, mais se démarquait des autres groupes de la Movida. Quand (presque) tous les autres portaient les couleurs vives ou le cuir, Décima Víctima sortait tout droit d’un film des années 1950 ou 1960, un film de la nouvelle vague ou une comédie à l’italienne – Entrena ayant pour modèle, jusqu’au mimétisme parfois, le génial acteur Alberto Sordi.
En un peu plus de deux ans, aidé par son Martin Hannett à lui, le discret Paco Trinidad, le quatuor va réaliser quatre singles et deux albums – dans les faits, le deuxième, le fascinant Un Hombre Solo a paru une fois la séparation consommée –, cocréer l’une des plus importantes structures indépendantes espagnoles (Grabaciones Accidentales, alias GASA, qui finira par signer les superstars de San Sebastian Duncan Dhu) et susciter pas mal de vocations – plus de dix ans après sa séparation, j’ai rencontré dans l’Espagne indépendante du milieu des années 1990 beaucoup de fans du groupe, tous jouant un rôle dans la scène musicale du pays.
La fulgurance de leur existence, aussi frustrante fut-elle à l’époque, a eu ceci de bon de ne pas laisser au groupe le temps de se déliter. Alors, il est longtemps resté les souvenirs, mais qui ne sont désormais même plus magnifiés puisqu’aujourd’hui tout se revoit et se revit sur YouTube, les apparitions télévisuelles d’un autre temps, les longs manteaux, l’air désabusé, la cigarette fumée avec une certaine élégance désinvolte, l’immobilité – Entrena, presque toujours assis sur scène. Alors, il est surtout resté les chansons, qui portent beau la mélancolie dans un décor en noir et blanc ou colorisé – comme on colorisait les films à une époque –, qui parlent d’un quotidien jamais fantasmé, celui de la vie de tous les jours, celui des habitudes poussées jusqu’à l’absurdité – comme dans un roman de Kafka. Avec des témoignages de musiciens inspirés par la normalité extraordinaire de Décima Víctima (J des Planetas, Miqui Puig, Ibon de Le Mans et Single, entre autres), de contemporains (le génial El Zurdo, Edi Clavo, le batteur de Gabinete Caligari), des membres survivants (Brena est décédé en 1999), d’images et photos d’époque, le documentaire Detrás De La Mirada (d’après le titre d’un morceau du premier album) lève le voile sur un groupe que beaucoup considèrent, au-delà des Pyrénées, comme l’un des secrets les mieux gardés de la Movida.